The Last of Us a vite été considéré comme un chef-d’œuvre dès sa sortie. N’oublions pas ce qui a énormément joué pour cela : ses 15 premières minutes, absolument orchestrale pour nous faire plonger dans son monde.
Vous souvenez-vous de ce fameux 14 juin 2013 ? Après tant d’attente, The Last of Us était enfin inséré dans votre console. Si vous saviez le propos général du jeu, presque aucun spoiler n’avait fuité. Une seule chose était certaine : il s’agissait d’un jeu Naughty Dog, le développeur du grand spectacle popcorn aussi grandiloquent que fun. Ce jeu paraissait plus sombre… mais à quel point ? Les développeurs ont choisi de le marquer dès les 15 premières minutes de jeu.
2 minutes pour donner le contexte
The Last of Us s’ouvre sur une petite fille qui dort, et Joel encore au téléphone alors qu’il rentre chez lui. En quelques phrases, « c’est l’entrepreneur ok ? Je peux pas perdre ce boulot », on comprend immédiatement que les fins de mois sont plus que difficile pour lui. Il s’assoit à côté de sa fille et la taquine sur le fait qu’elle soit encore debout. Mais celle-ci a préparé une surprise : une nouvelle montre pour l’anniversaire de son père. Qu’elle a bien sûr payé grâce à « la drogue ».
Tout est taquin dans cette conversation, tout montre à quel point les deux personnages sont soudés. Pas besoin d’un « je t’aime », ces quelques minutes d’interactions le montrent. Plus encore, en utilisant le stéréotype de la petite fille plus adulte que son âge laisse entendre, The Last of Us nous permet de deviner de nous-mêmes les non-dits. La mère est absente pour une raison inconnue, mais cela a poussé les deux à se serrer les coudes comme jamais et à la petite fille de devenir mature plus vite que la moyenne. Tout se termine sur le cliché du père qui porte au lit sa fille endormie sur le canapé, pour renforcer encore plus l’idée qu’ils se soutiennent mutuellement.
Deux minutes. Il a fallu seulement deux minutes à Naughty Dog pour planter l’histoire d’un père et d’une fille qui, malgré tous les coups durs qu’ils traversent, s’aiment profondément et seront toujours là pour se soutenir. Un dialogue superbement écrit, tout en sous-entendu, et une utilisation très juste des stéréotypes pour amener rapidement l’histoire dans le feu de l’action, sans que tout ne verse au cliché. Un concentré de maîtrise.
3 minutes pour planter le décor
La même nuit. Un appel en urgence, une voix paniquée, le réveil de la fille. On prend son contrôle alors qu’elle arpente la maison totalement vide, plongée dans le noir. Si les deux premières minutes étaient plus relatives aux procédés filmiques, ce début de séquence utilise enfin la spécificité du jeu vidéo : l’interactivité. Pour une raison simple, mais très efficace : nous ramener à nos peurs d’enfant. Là encore, le stéréotype du petit se levant chercher ses parents après un coup de frayeur est utilisé, mais le fait de nous en donner le contrôle nous rappelle à nos propres souvenirs. Avec un effet parfait : celui de forcer le joueur à insuffler ses propres sentiments dans la scène. On va donc naturellement là où l’on trouve de la lumière, et va être quelque peu effrayé par la lumière de la télévision qui danse sur les murs.
La situation évolue à partir d’ici. L’explosion au dehors mimique parfaitement celle de la télévision, nous faisant comprendre la proximité du danger. Et le joueur, revenu à l’état d’enfant, doit surmonter sa peur pour… descendre l’escalier. Une étape lorsqu’on est un marmot effrayé, qui est resté dans la psyché de tous les adultes. En bas, le téléphone nous prévient d’un changement de rythme à venir. « J’arrive bientôt ». Quelque chose va forcément changer dans peu de temps. Mais avant cela, il est temps pour le voisin de faire une brusque apparition en traversant la fenêtre transformé en monstre assoiffé de sang.
Il y a là aussi du génie dans cette scène. Si nous sommes habitués à dézinguer du zombie dans les jeux vidéo, nous ne sommes que trop rarement ramenés à la nature de l’acte lui-même. La réaction de la petite, un petit « tu l’as tué » sanglotant alors que son père la tient par les épaules, nous ancre immédiatement dans la réalité des faits et nous empêche de nous attacher à nos réflexes de joueur. Joel ne tient pas vraiment la petite : il tient le joueur pour lui dire que c’est un acte grave, mais important pour assurer notre survie. Que c’était lui… ou nous. Qu’il s’agit ici de survivre, et que nous sommes en danger.
5 minutes pour intégrer l’urgence
On garde le contrôle de la petite dans la scène suivante, qui n’est autre que la fuite en voiture. Et c’est très important : alors que les adultes nous exposent la situation du monde environnant, on peut librement l’observer de nous-même à l’arrière de la voiture, comme nous l’aurions naturellement fait enfant à regarder absolument partout autour de nous. L’élément le plus important de cette scène reste la réaction de Joel face aux auto-stoppeurs : il force Tommy à accélérer et ne pas s’arrêter, contre toutes les supplications de son frère et de nous, la petite que l’on incarne ici.
Pas besoin de plus pour comprendre par le contexte que le père est passé en mode survie. Il ne pense qu’à une chose, une seule, sauver sa fille. La compassion s’est échappée au profit de l’esprit de meute. La sévérité est le mot d’ordre, même face à l’innocence de la réaction de la petite et donc, par extension, notre réaction.
3 minutes pour subir la menace
On reprend le contrôle de Joel, du père, de l’absence de compassion. Avant même de croiser le moindre infecté, nous subissons immédiatement une fuite, une course en avant dans les rues alors que tout explose autour de nous. Il y a pourtant un ennemi latent identifié directement dans le gameplay : les autres. Pendant que vous courrez, les personnes paniquées autour de vous vous barrent régulièrement la route et coupe votre progression. Ce n’est pas qu’un simple moyen de vous ralentir. Cela vous force aussi à esquiver les hommes et femmes paniquées autour de vous, à les identifier comme un obstacle à votre but manette en main. L’instinct de survie de Joel devient immédiatement vôtre alors que vous pouvez vous surprendre à vous-même crier « mais bouge ! » devant votre TV.
Les premiers infectés arrivent enfin et tentent de faire de vous leur panier-repas du jour, ils requièrent un peu plus d’action de votre part manette en main certes… mais ne sortent pas nécessairement de la masse. L’action reste la même qu’avec les autres fuyards : vous avez votre fille dans les bras, devez absolument fuir et il s’agit d’un obstacle sur votre chemin. The Last of Us lui-même ne s’arrête pas le moins du monde pour vous fournir du contexte : il cherche à ce que vous restiez dans cette mentalité. C’est eux, ou notre fille et nous. Et en tant que joueur, habitué au défi, c’est bien simple : ce sera nous, quoi qu’il en coûte. Vous avez alors la même mentalité que celui que vous incarnez.
2 minutes pour perdre espoir
Vous arrivez enfin en dehors du chaos de la ville. Le son des hélicoptères et la présence de sirènes vous offrent enfin l’espoir de la fin de votre vulnérabilité et la venue d’un cadre protecteur alors que les infectés qui ont continué de vous poursuivre sont tués efficacement par un homme de l’armée. S’il est visiblement paniqué, vous savez en votre âme et conscience que vous êtes dans le juste : vous n’êtes qu’un peur et sa fille blessée. Vous êtes face à une figure de justice qui a juré de vous protéger. « J’ai deux civils dans le périmètre extérieur. Quels sont vos ordres ? Mais chef, il y a une petite fille… Mais… Ok. »
Les institutions tombent devant vos yeux, alors que Joel et sa fille se font tirer dessus à bout portant et sont projetés au sol à l’écart l’un de l’autre. Lorsque le militaire vient vous achever malgré vos suppliques, Tommy apparaît enfin et le tue avant qu’il ne puisse tirer. Mais alors que le silence s’installe, on entend plus que les pleurs de la petite fille… qui mourra dans les bras de son père.
15 minutes. Il n’a fallu que 15 minutes à Naughty Dog dans The Last of Us pour nous faire comprendre l’histoire d’une relation père-fille particulière, nous faire vivre la peur d’un enfant, nous donner l’instinct de protection du père, nous donner de l’espoir et nous le retirer immédiatement. Ce dernier acte est particulièrement important dans le contexte : après Uncharted, il fallait que Naughty Dog fasse comprendre que The Last of Us n’était pas du même acabit. Qu’il ne serait pas léger et merveilleux, mais sombre et brutal. 15 minutes qui nous intègre profondément dans l’univers, et ne nous quitte plus pour l’intégralité du jeu.
Alors que The Last of Us 2 prépare sa sortie pour le 19 juin 2020, 7 ans après la sortie du premier, il nous tarde simplement de retrouver le génie de Naughty Dog.