Un héros muet, des missions en bagnole et de la liberté de mouvement. Bien avant True Crime, Mafia ou Saints Row, il y avait Driver : un jeu de course-poursuite réussissant l'exploit de mêler le réalisme de Gran Turismo à l'anarchisme de Grand Theft Auto. Mais ça, c'était avant le déclin.
La mission est si complexe à appréhender qu'on peut l'apparenter à un boss de fin. Dans un garage mal éclairé dont la localisation est tenue secrète, l'objectif est de prouver à un gang mafieux que vous êtes capable, le moment venu, de les sortir du pétrin en assurant au volant. « Montre-nous ce que tu sais faire » lâche l'examinateur, en tendant une liste de manœuvres à réaliser allant du virage à 180° au freinage brutal face à un mur en béton. Le tutoriel de Driver, basique à première vue, a pourtant traumatisé toute une génération de gamins ayant grandi dans les nineties. « La légende raconte que personne n'a jamais vu la ville dans ce jeu » commente un utilisateur sur Youtube. « Le jeu qui transformait un enfant en homme en l'espace d'un tutoriel » écrit un autre. Et si cette mission a autant marqué les esprits, c'est parce qu'elle représente parfaitement l'essence d'un jeu qui, grâce à son réalisme, poussait le joueur dans nos derniers retranchements, dans un cadre abusant des poncifs hollywoodiens. Et pourtant, malgré des bases solides, la licence a complètement disparu de la circulation vingt ans après. Mais que s'est-il passé, au juste ?
Grand Twisted Turismo
Nous sommes à l'été 1999. Grand Theft Auto n'est qu'un succès d'estime en vue aérienne qui n'a pas encore pris le virage de la 3D. Gran Turismo domine le marché de la simulation automobile, et Twisted Metal et Destruction Derby s'écartent de la meute en mêlant course de stock-car et démolition pure. Le projet de jeu de course-poursuite développé par Reflections, studio basé à Newcastle, est à la marge : faire incarner un détective de la NYPD en couverture dans la mafia et assurant le rôle peu enviable de chauffeur lors des casses. Côté gameplay, le concept est simple mais diaboliquement efficace : compléter des missions en bagnole dans un temps imparti, sans trop abîmer l'habitacle et en évitant les flics. En bref, Reflections ambitionne de cumuler, dans un même titre, toutes les forces de ses concurrents : le feeling et la physique de Gran Turismo, le cadre sombre et anarchique de Grand Theft Auto et le frisson de Twisted Metal. Et ça fonctionne. Salué par la critique pour l'originalité de son concept et son réalisme, Driver s'écoule à plusieurs millions d'exemplaires et devient l'un des jeux phares de l'ère PlayStation.
Rachat, glitches et licenciements
Problème : Driver ne transforme pas l'essai. En novembre 1999, Infogrames rachète GT Interactive, l'éditeur du jeu, et ce changement de gouvernance marque le début d'un douloureux déclin. Le second opus, baptisé Driver 2 : Back on the Streets, est considéré comme l'une des grandes déceptions de l'année 2000. Malgré quelques bonnes idées, comme le fait de proposer des missions à pied – certes bancales - ou un environnement plus vaste à explorer, le titre souffre de nombreux bugs et glitches qui plombent l'expérience. « Mon conseil, achetez le premier, c'est un meilleur jeu » résume un journaliste d'IGN. L'affaire se complique encore plus après la sortie du troisième opus, qui n'est pas finalisé au moment de sa mise en rayon et souffre de la comparaison avec GTA III, un chef d’œuvre qui le surclasse dans tous les compartiments. « Si vous êtes contraint de sortir votre jeu à une date précise, il n'y a pas grand-chose que vous puissiez apprendre de cela parce que c'est une décision de l'éditeur, et cela ne dépend pas du développeur. » se lamentait, à posteriori, Martin Edmondson dans les colonnes de VG247. En décembre 2004, le créateur de la série est poussé vers la sortie par Infogrames (devenu Atari) et obtiendra, quelques mois plus tard, 4 millions d'euros à l’amiable après un dépôt de plainte pour licenciement abusif. Ambiance.
Le sauvetage d'Ubisoft
Rachetée en 2006 par Ubisoft pour 19 millions d'euros, la licence est proche d'une renaissance en 2011 avec la sortie de Driver : San Francisco. Un opus revenant aux fondamentaux, sans phases à pied, et proposant une fonctionnalité novatrice : le shift. Permettant au héros de prendre le contrôle de l'esprit de n'importe quel conducteur, cet élément central du gameplay imaginé par Edmondson - rappelé par Ubisoft pour l'occasion - constitue la principale force de l'opus et lui permet de cumuler plus de 80% d'opinions positives sur la plate-forme Metacritic. Un petit exploit pour une licence morte et enterrée, mais insuffisant pour la pérenniser. Malgré des chiffres de ventes « dépassant les attentes d'Ubisoft », dixit son PDG Yves Guillemot sans donner plus de précisions factuelles, Driver n'aura jamais droit à un sequel sur PC ou consoles de salon.
Depuis 2011, la série est revenue sous plusieurs formes, mais jamais là où on l'attendait : free-to-play mobile, projet de série en live-action et même un fan game remasterisé qui n'a rien à envier à l'original. Mais l'apport de Driver à l'industrie est, selon le média VG247, surtout d'avoir aidé Ubisoft à poser les bases de Watch Dogs, son GTA-like maison lancé en 2014. « Trois sources - l'une travaillant chez Ubisoft, un ancien employé, et le créateur original de Driver, Martin Edmondson - ont donné l'image d'un jeu qui s'est progressivement et organiquement développé au-delà des limites de la licence Driver, donnant naissance à la série Watch Dogs que nous connaissons aujourd'hui » peut-on lire. Et c'est pas plus mal : en 2021, Watch Dogs apparaît comme un concurrent plus sérieux à GTA que son rival historique. Car au moins, dans ce jeu-là, on ne reste pas coincé au garage.
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