En s'alliant à EA pour créer une franchise sportive riche et réaliste, John Madden a coaché, par écran interposé, des millions de jeunes américains. Mais l'ancien commentateur a aussi été accusé, après sa mort, d'avoir retardé la prise de conscience au sujet des lésions cérébrales provoquées par l'accumulation de chocs à la tête. Comment ? En minimisant la dangerosité des commotions dans ses jeux, selon certains observateurs. Décryptage d'une polémique post-mortem.
Il était l'une des figures marquantes de la discipline dans les seventies puis son commentateur phare jusqu'à la fin des années 2000. Mais c'est en accolant son nom et son visage à l'une des franchises de jeu vidéo les plus vendus dans le monde qu'il est devenu aussi célèbre que les plus grands joueurs de la NFL, de Tom Brady à Jerry Rice en passant par Peyton Manning. « Les gens qui me connaissent en tant qu'entraîneur m'appellent « Coach » mais c'est de plus en plus rare, concédait-il au micro d'ESPN. Ceux qui me connaissent grâce au jeu vidéo m'appellent simplement Madden ». Décédé le 28 décembre 2021, John Madden laisse un héritage dont il est difficile de mesurer l'ampleur, sur le terrain et en dehors. Pourtant, la carrière de cet icône du sport mondial et du jeu vidéo aurait pu s'arrêter avant même d'avoir commencé.
Sélectionné en 244e position lors de la draft de 1958, John Madden ne foule jamais la pelouse en tant que joueur professionnel, la faute à une blessure au genou. C'est depuis la ligne de touche qu'il brille : recruté en tant qu'assistant par les Oakland Raiders en 1967, il est promu entraîneur principal deux ans plus tard. Plus jeune « head coach » de l'histoire de la ligue à 33 ans, il remporte le Super Bowl XI en 1977 et détient, encore aujourd'hui, l'un des meilleurs pourcentages de victoires de l'histoire de la NFL (75,9%), ce qui lui ouvre les portes du Hall of Fame en 2006. Devenu commentateur pour CBS, Fox, ABC et NBC et réputé pour ses décryptages de « plays » à l'aide d'un marqueur jaune, John Madden accepte, au milieu des années 1980, d'aider Trip Hawkins, le fondateur d'Electronic Arts, à développer un jeu de football américain. Une manière, pense-t-il, de coacher les jeunes générations par écran interposé. Mais pas à n'importe quel prix : le jeu doit calquer la réalité du terrain en proposant des matchs à onze contre onze, un défi technique gigantesque pour l'époque.
Résultat : le développement du premier opus, finalement sorti en 1988 sur Apple II puis en 1990 sur Mega Drive, dure plusieurs années mais pose les bases d'une franchise qui deviendra, rapidement, une référence ainsi qu'un support pédagogique pour des millions d'américains. « Il fut un temps où nous apprenions à jouer dans les parcs ou les cours de récréation. Cette époque est révolue » rappelait l'ex-coach d'Oakland à ESPN. Aujourd'hui, les jeunes apprennent à jouer sur Madden ». La plus belle illustration de ce phénomène date de 2009. Lors d'une rencontre opposant les Denver Broncos aux Cincinnati Bengals, le wide receiver Brandon Stokley claque un « play » popularisé par la franchise d'EA en sillonnant le terrain pour gagner quelques secondes avant de franchir la ligne d'en-but. « Tous les gens qui ont joué à Madden l'ont fait, rappelle-t-il au magazine WIRED. « Je l'ai probablement fait une centaine de fois ».
Si la franchise a enseigné les bases de la discipline, ses schémas tactiques et règles complexes à des millions d'aspirants, elle n'a pas, non plus, été épargnée par les polémiques. La dernière remonte à ce fameux 28 décembre, quelques heures après la publication du communiqué annonçant le décès de John Madden. Elle débute par ce tweet de la journaliste indépendante Marcy Wheeler. « Tout le monde fait l'éloge de Madden : combien de commotions cérébrales aurions-nous pu éviter si son jeu n'était pas une simulation de lésions cérébrales ? » écrit-elle, avant de préciser sa pensée : « Je pense que [les jeux Madden] ont conduit les fans à croire que le vrai sport était un jeu vidéo ».
Ce jour-là, Marcy Wheeler remet un sujet brûlant sur la table : les troubles irréversibles provoqués par l'accumulation des chocs à la tête. Un problème de fond longtemps minimisé par la NFL, voire carrément planqué sous le tapis. En 2017, une étude scientifique basée sur l’autopsie de plus d'une centaine de cerveaux d'anciens joueurs montrait, pourtant, que l'immense majorité d'entre eux « souffraient d’une dégénérescence cérébrale chronique liée à des chocs répétés sur la tête » relate Le Figaro.
Les développeurs de Madden ont-ils, eux aussi, minimisé ce fléau à l'écran ? C'est ce qu'estime la journaliste en s'attaquant frontalement au visage de la franchise. Dans les premières itérations, les blessures sont représentées de façon loufoque : une ambulance débarque sur le terrain pour récupérer le blessé en prenant soin de renverser les joueurs lui barrant la route. « L'ambulance a été supprimée après Madden 2001, la NFL estimant qu'elle glorifiait les blessures » souligne Kotaku. Et il faut attendre la version de 2012 pour que les joueurs victimes d'un traumatisme crânien soient définitivement écartés pour le reste du match. Cette année-là, EA pousse le curseur plus loin en demandant à ses commentateurs, Gus Johnson et Cris Collinsworth, de sensibiliser l'audience à la dangerosité des traumatismes crâniens dans le foot US. L'éditeur de jeu vidéo s'est donc mis à remplir un rôle, qui, de par la nature de son produit, ne devrait pas être le sien. L'objectif : montrer qu'il n'est ni sain, normal ou réaliste qu'un joueur blessé à la tête retourne sur le terrain lors du prochain quart-temps, comme c'était le cas auparavant. « Le message adressé aux enfants, c'est que si vous êtes victimes d'une commotion cérébrale, c'est très sérieux et vous ne pouvez plus jouer » explique, à l'époque, John Madden au New York Times. D'ailleurs, comme le prouve une séquence datant de 1993 et partagée sur Twitter par un journaliste d'ESPN, il avait déjà tenté de sensibiliser le grand public sur cette question à la télévision. « On dit toujours que la boxe est archaïque, mais si un boxeur est mis KO, il ne peut plus combattre pendant un mois, plaide-t-il. Alors que parfois, dans le football, on dit : "Ce n'est qu'une légère commotion, il peut revenir tout de suite". Je pense n'avoir jamais été d'accord avec ça ». C'est ce que l'histoire retiendra. Madden nous a quitté, laissant derrière-lui une œuvre gigantesque, pour rejoindre un cercueil dans lequel il n'a plus le choix que de rester de marbre face à ces charges publiques. Le tout en ayant fait son boulot de prévention, face à des détracteurs à deux doigts de nous dire que "le jeu vidéo rend violent". On a encore du travail...
Madden NFL 23 dans la boutique Micromania