Depuis quelques années, les joueurs sont intégrés progressivement au processus de création par les studios de développement, qui les considèrent autant comme une ressource à exploiter qu'une clientèle à satisfaire. Une gymnastique complexe.
La paternité du principe d’accès anticipé, du moins tel qu’on le connaît aujourd’hui, lui est souvent attribuée. En 2009, Markus “Notch” Persson, alors en plein développement d’un “clone” de Infiniminer, a une idée : commercialiser l’ébauche du projet. Sur son blog, il résume ainsi le business plan : en échange de treize dollars, soit la moitié du coût du produit fini, il donne accès à la version alpha ainsi qu’aux mises à jour ultérieures. La démarche a une finalité pratique : en vendant une vingtaine de copies par jour, pense-t-il, il dégagera un revenu suffisant pour quitter son emploi.
Ce principe d’acompte sur salaire, qui ne semble plus si controversé aujourd’hui, va pourtant à “l'encontre des tendances de l’époque, rappellent les auteurs d’un livre consacré au sujet. De nombreux prophètes de la technologie pensaient que pour s’assurer un succès commercial, il ne fallait rien faire payer, ou presque”. Mais qu’importe : en transformant ses suiveurs en actionnaires avant l’avènement de Kickstarter, le Suédois assure la pérennité du chantier et s’offre, aussi, un soutien technique et logistique nécessaire. D’après Polygon, il aurait généré plus de 600 000 dollars lors de la première année de développement. Et la suite, on la connaît : Minecraft est devenu le titre le plus vendu de l’histoire du jeu vidéo. Coïncidence ?
Bidouille, modding et nouveaux modèles économiques
Si la démarche est novatrice dans la forme, elle capitalise sur une tradition ancestrale du world wide web : la bidouille. “La participation active des joueurs, du fait même de la nature du medium, n’est pas un phénomène nouveau, rappelle Mathieu Cocq dans sa thèse portant sur le travail des joueurs dans l’industrie du jeu vidéo. Selon lui, le rôle du joueur s’est longtemps cantonné au modding ou la création de films réalisés à partir du moteur du jeu. Mais depuis le début du millénaire, écrit-il, plusieurs facteurs ont contribué au rapprochement entre joueurs et développeurs : l’émergence de modèles “centrés sur la monétisation au long cours”, la prolifération des studios de développement et la massification de la pratique “faisant entrer le jeu vidéo dans un régime d'abondance”.
Un autre événement chamboule, plus modestement, l’industrie : le lancement du programme “Early Access” sur la plate-forme Steam. En mars 2013, Valve propose à ses utilisateurs d’acquérir, moyennant quelques dollars, des versions inachevées d’une douzaine de titres triées sur le volet. L’objectif : les impliquer dans le processus de création en leur offrant un cadre où ils peuvent échanger avec les développeurs, signaler les bugs et suggérer des axes d’amélioration. “Nous pensons que les jeux vidéo et le développement de ceux-ci sont des services qui doivent prospérer et évoluer avec l'implication du public et de la communauté” justifie la firme. Et ça fonctionne : selon les chiffres de SteamSpy, plus de 7000 jeux auraient bénéficié du programme depuis sa création, dont quelques cartons critiques comme Player’s Unknown Battlegrounds, Darkest Dungeon ou Prison Architect. Mais aussi, soyons honnêtes, quelques ratés mémorables.
Émancipation, dialogue et boîte à idées
Le succès d’Early Access n’a rien de surprenant, car la paternité partagée du jeu vidéo est un vieux rêve de développeurs en quête d’indépendance. Pour eux, le premier bénéfice est matériel, puisque la commercialisation prématurée permet de générer des revenus et, ainsi, de s'émanciper des éditeurs et détaillants. En résumé : contrôler la chaîne de production du prototype jusqu’à la version finalisée. “[L’accès anticipé] finance la poursuite du développement et permet d’investir davantage dans la création, tout en ayant suffisamment d’argent pour manger” confirme Tyler Sigman, l’un des créateurs de Darkest Dungeon, à GameInformer. L’autre intérêt concerne le contenu du jeu, via la collecte d’idées et suggestions venues du monde extérieur. Car avec l’avènement des réseaux sociaux, la frontière entre l’offre et la demande n’a jamais été aussi fine. Les créateurs de mondes virtuels bénéficient, gratuitement, de l’expertise de joueurs expérimentés qui maîtrisent les codes et même, parfois, les enjeux inhérents au développement. “L’avenir du jeu sur PC réside dans l’écoute, plaidait Marc Merrill, père de League of Legends, dès 2010 dans Kotaku. “Il faut laisser les joueurs fixer les orientations et les priorités de développement”.
L’écoute oui, mais pas à n’importe quel prix, car l’ouverture sur le monde n’a pas que des avantages. Selon un sondage réalisé lors de la GDC, 91% des développeurs estiment que “le harcèlement et la toxicité des joueurs envers les développeurs est un problème très sérieux”. Et qui doit être pris au sérieux, en évitant de conférer les pleins-pouvoirs aux joueurs selon un community manager interrogé sur place : “La communauté peut participer à la conservation, donner son avis, mais ne peut exiger que tout aille dans son sens”. Une gymnastique complexe.
Pour une boîte de développement, de surcroît à taille humaine, l’enjeu n’est plus de créer du contenu dans son coin, le médiatiser dans la presse spécialisée et prier pour que ça marche. Mieux vaut parier sur un concept inachevé mais capable de capter l’attention, puis créer les conditions qui permettent aux suiveurs de s’exprimer. On dit que les influenceurs sont devenus leur propre média, mais les studios aussi. Forum, subreddit, serveur Discord, comptes sociaux : ils disposent d’une myriade d’espaces pour bâtir une relation de proximité, “démystifier le processus” en adoptant un ton détendu à base de memes et GIF et collecter des données. Mais surtout, en multipliant les démarches de rapprochement et les mises à jour, les studios partagent une ambition commune : conserver une base de joueurs pendant plusieurs années. “En intégrant des joueurs dans le développement, l’entreprise cherche d’abord à construire un monde partagé avec les joueurs et encadré par elle, complète Mathieu Cocq. L’objet du travail de l’entreprise n’est plus tant le développement d’un jeu que le développement d’un contexte d’interaction entre les joueurs dont elle pourra tirer profit. La construction communautaire vise dans ce cadre plusieurs objectifs : attirer l’attention des joueurs, la retenir et la convertir en valeur marchande, typique d’une économie de l’attention”.