Il était l'idéal à atteindre, il est devenu la norme. Depuis les années 1970, les développeurs redoublent d'ingéniosité pour bâtir des mondes ouverts de plus en plus riches, vastes et complexes, afin que le jeu vidéo capitalise sur son atout principal, l'interactivité, et s'affranchisse de la linéarité et des barrières invisibles.
En déambulant dans les rues de Los Santos à la recherche d'une berline à voler, d'une mission à accomplir ou d'un flic à tourmenter, il m'arrive de repenser à ma première incursion dans les ruelles sombres, malfamées et cubiques de Liberty City.
C'était il y a plus de vingt ans, au cours d'un réveillon. Ce soir-là, pour échapper au Champomy et amuses-bouches surgelés, je m'étais réfugié dans la chambre du fils aîné qui, par chance, était aussi l'heureux propriétaire du Graal absolu : la PlayStation 2. En fouillant dans sa bibliothèque, mon regard de pré-adolescent s'est spontanément posé sur une boîte bourrée d'illustrations de flingues, mafieux et d’hélicoptères : GTA III. « Tu verras c'est génial, on peut faire ce qu'on veut dans ce jeu » m'avait-il annoncé - bien que je n'atteste pas sur l'honneur qu'il s'agisse de la phrase exacte. Je n'ai eu besoin que de cinq minutes avant d'accomplir mon premier acte malveillant dans la peau de Claude, héros taiseux et floral du soft : fracasser le pare-brise d'un taxi à l'aide d'une batte de baseball qui traînait sur le trottoir. Je vous arrête : ce n'est pas l'aspect transgressif et libertaire de GTA qui m'a marqué, même si c'est rigolo de dégrader un truc sans en assumer les conséquences pénales, mais plutôt la possibilité de s'affranchir des règles strictes et dirigistes de la narration traditionnelle et d’interagir avec l'environnement. Habitué à ce que l'on m'indique la voie, j'étais devenu mon propre patron dans un monde aux possibilités infinies, libre de suivre scrupuleusement le script ou mon instinct auto-destructeur. C'est peut-être un détail pour vous, tant le concept de monde ouvert s'est démocratisé et standardisé depuis le début des années 2000. Mais pour ma génération et les précédentes, c'était une révolution. « Le jeu était très violent, mais aussi très ouvert, rappelle Douglass Perry, ex-rédacteur en chef d'IGN, dans les colonnes de The Ringer. On pouvait faire des choses équivalentes [à ce que propose GTA III] dans d'autres jeux, mais pas sur une map aussi gigantesque avec autant de quêtes secondaires et d'événements aléatoires ».
« L'invention du monde ouvert était presque inévitable »
Sorti en 2001, GTA III n'est pas le premier « open world » de l'histoire du jeu vidéo, loin de là. D'ailleurs, on peut difficilement attribuer la paternité du concept à un titre précis, tant de nombreuses expérimentations ont été menées depuis les années 1970 sur PC ou consoles. En 1984, le jeu de combat spatial Elite (l'arrière grand-père d'Elite Dangerous) faisait déjà tenir plusieurs galaxies explorables dans quelques kilo-octets. Deux ans plus tard, Shigeru Miyamoto révolutionnait la manière de raconter une histoire dans The Legend of Zelda. On pourrait aussi citer les mécaniques novatrices d'Adventure, Shenmue ou du plus confidentiel Ant Attack, mais tous ces exemples ne représentent que la partie émergée de l'iceberg. « L'histoire du jeu en monde ouvert, c'est l'histoire du jeu vidéo tout court, rappelle un journaliste du magazine britannique The Escapist. Son invention était presque inévitable, c'était un rêve pour la plupart des joueurs et des développeurs ». Il n'empêche que tous les spécialistes s'accordent sur un point : au début du millénaire, GTA III proposait le monde ouvert le plus complet et abouti, et son succès critique et commercial a ouvert la voie. Depuis, le concept n'a cessé de se réinventer, bien aidé par le progrès technologique et la puissance de calcul des nouvelles plate-formes. Mais 20 ans plus tard, ces mondes statiques (Red Dead Redemption, The Witcher) ou générés de façon procédurale (Minecraft, No Man's Sky) sont toujours fondés sur le même principe : le joueur n'est plus spectateur d'une histoire qu'on lui raconte, il en est l'acteur principal. « Pour qu'un jeu soit considéré en monde ouvert, il faut qu'il y ait de la liberté, explique Richard Moss, historien du jeu vidéo, dans un article publié sur Ars Technica. On doit avoir le sentiment que, dans le cadre des règles de l'univers du jeu, on peut faire n'importe quoi à tout moment en se déplaçant librement dans l'espace ».
Mais alors, pourquoi ce principe de level design s'est-il autant démocratisé, jusqu'à constituer la base de la plupart des grosses productions contemporaines ? La première raison - et je ne vous apprends rien - est financière : pour capter l'attention et favoriser la rétention utilisateur, en immergeant le joueur dans des mondes de plus en plus vastes, avec des centaines de quêtes annexes, PNJ à interroger et objets à collecter. Et si l'univers plaît, c'est encore mieux : il pourra faire l'objet d'autres itérations ou de DLC, allongeant encore l’expérience de quelques dizaines d'heures. « Agrandir un monde coûte moins cher que d'en créer un nouveau » rappelle Mat Piscatella, consultant dans l’industrie, au Washington Post. Mais il serait réducteur de tout ramener à l'argent. Le concept permet aussi au jeu vidéo de se singulariser en favorisant les formes de gameplay ou récit dits « émergents ». « Le jeu vidéo est entré dans une phase de maturité, prenant ses distances avec d’autres médias caractérisés par leur linéarité narrative – le livre, la bande dessinée, le film, la série – et empruntant à la capacité d’invention infinie du jeu de rôle, peut-on lire dans un article scientifique consacré au « worldbuilding » et publié par la BNF. Au lieu de prédéfinir un récit, même à choix multiples (à branches), l’enjeu est désormais d’offrir au joueur un contexte, un cadre dans lequel évoluer, prendre ses décisions et construire sa propre histoire. Dans cette perspective, le monde est régi par des systèmes physiques, géographiques, sociologiques, économiques, avec des enjeux, des conflits, des thématiques, des points de vue ».
Craft, artisanat et « binge gaming »
Après l'avènement reste une interrogation : le monde ouvert peut-il encore se réinventer, ou en a-t-on atteint les limites techniques et narratives ? Dans l'industrie, certains plaident pour une formule plus artisanale, que l'on pourrait « binger » comme une mini-série Netflix lors d'un dimanche pluvieux. Un monde à taille humaine avec davantage de craft des éléments 3D, un souci du détail et des PNJ plus débrouillards. « Je pense qu'il est plus simple, d'une certaine manière, de créer des expériences plus réalistes, plus immersives, lorsque l'espace est restreint et plus interactif » appuie Tymon Smektala, lead designer de Dying Light 2 auprès du Washington Post. Et peut-être qu’avec cette formule, on atteindra la cinématique de fin.