Sans jamais accoucher d'un blockbuster mais en cumulant les succès d'estime, Tim Schafer est devenu l'une des personnalités les plus respectées et influentes de l'industrie du jeu vidéo. Portrait d'un OVNI créatif, à l'occasion de la sortie de la version physique de Psychonauts 2.
Il lui est arrivé de comparer sa carrière à celle des Ramones. De s'identifier à ces pionniers du mouvement punk, originaires de New-York, ayant codifié le genre et pavé la voie pour nombre de groupes, de Nirvana à Green Day en passant par Metallica. Mais le parallèle ne vise pas à flatter son ego. Car si les Ramones apparaissent dans la plupart des classements musicaux et sont cités en référence par tous les bébés rockeurs qui arborent fièrement des t-shirts à leur effigie vendus chez H&M, ils n'ont jamais connu de succès commercial en 22 ans de carrière. Tim Schafer, lui aussi, chasse toujours son premier « hit », sans pour autant en faire une obsession. « S'ils avaient pu se détendre et être les Ramones, ils auraient été tellement plus heureux, estime-t-il dans les colonnes de Polygon. Je ne veux pas être malheureux en attendant de connaître le succès. Je veux me détendre et être les Ramones ».
Skywalker Ranch, Michael Jackson et liberté créative
À notre connaissance, personne - ou presque - ne porte de t-shirt avec le visage de Tim Schafer imprimé sur le torse. Ça ne l'empêche pas d'avoir posé les bases d'un genre qui a connu son avènement au milieu des années 1990 : les jeux d'aventures en « point and click ». Ces titres aux scénarios absurdes, avec leurs énigmes alambiquées et dialogues loufoques. Recruté en 1989 par la filiale dédiée aux jeux vidéo de Lucasfilm qui deviendra LucasArts, Tim Schafer a travaillé sur la plupart des succès critiques du studio : The Secret of Monkey Island, Full Throttle ou encore Grim Fandango. C'est au Skywalker Ranch où il croise « Jack Nicholson (…) ou Mickael Jackson lors du pique-nique du 4 juillet » puis dans le bâtiment abritant les studios d'Industrial Light & Magic qu'il imagine les personnages excentriques qui marqueront profondément l'industrie. Et si le scénariste, qui percevait les studios de développement comme des « gros bâtiments monolithiques remplis de scientifiques et de robots » a joui d'une telle liberté au début de sa carrière, c'est parce que le contexte de l'époque le permet. Au début des nineties, l'exploitation de la franchise Star Wars est toujours cédée à d'autres éditeurs. Résultat : LucasArts doit se forger une autre identité, loin des sentiers battus. « C'était l'âge d'or, raconte-t-il dans les colonnes du magazine Game Informer. On avait accès à une partie de la fortune de George [Lucas] pour inventer des trucs à partir de rien ».
Mais toutes les belles histoires ont une fin et quelques années plus tard, Star Wars est réintégré au catalogue. Les priorités ne sont plus les mêmes. Comme d'autres, Tim Schafer prend la tangente. « Certaines personnes de la direction n'aimaient pas vraiment les jeux d'aventure parce qu'ils ne rapportaient pas d'argent » explique-t-il. Il s'exile au Népal pendant trois semaines pour « réfléchir à son avenir », pour reprendre ce fameux conseil d'Obi-Wan Kenobi à un dealer de bâton de la mort dans « l'Attaque des Clones ». « Pendant ce voyage, je me disais que j'allais démissionner et lancer ma propre entreprise, rembobine-t-il.. Peut-être parce que j'étais malade, que j'avais perdu 13 kg et que je marchais toute la journée ». À son retour, il fonde Double Fine Productions, un studio de développement qui, malgré les galères, accouche de nombreux titres acclamés comme Psychonauts, Brütal Legend ou Broken Age. Autre accomplissement personnel : être le premier vétéran à exploiter la plate-forme Kickstarter pour financer ses projets. Et s'émanciper d'éditeurs de plus en plus regardants sur les chiffres de ventes.
On l'appelle l'OVNI
Malgré tout ça, Tim Schafer reste une énigme. Une anomalie dans un milieu en constante mutation. Comment expliquer une telle longévité, sans succès commercial et en réutilisant des recettes d'antan ? Que ses titres - qu'on pourrait (presque) qualifier de confidentiels - soient attendus par une communauté d'aficionados prête à mettre la main au portefeuille ? Tim Schafer a son idée sur la question : « Il y a toujours eu et il y aura toujours des gens qui veulent des jeux avec un scénario étudié, et dans lesquels on ne risque pas de mourir si on ne réagit pas assez vite, explique-t-il au Monde. Moi-même je suis plutôt lent ! J’aime prendre le temps de réfléchir à mes actions, je ne suis pas très bon aux jeux qui nécessitent d’agir instinctivement, comme les jeux de tir ». Surtout, celui qui s'imaginait vivre le même quotidien que son idole Kurt Vonnegut (écrivain américain qui « travaillait chez General Electrics le jour et écrivait des nouvelles la nuit », ndlr) a démocratisé un style plein d'esprit et de sarcasme qu'on ne retrouve plus, ou presque, dans une industrie codifiée. Il représente une époque fantasmée où « [les scénaristes] passaient tout l'après-midi dans une pièce à manger des bonbons, raconter des blagues et à concevoir accidentellement quelques énigmes » sans se soucier des retombées commerciales. Auréolé d'un BAFTA Fellowship en 2018, distinction récompensant les « vieilles gloires » du milieu comme Shigeru Miyamoto ou Gabe Newell, Tim Schafer ne s'imagine pas encore à la retraite. Selon lui, le meilleur reste à venir. « Je n'ai pas encore créé mon meilleur jeu » promet-il. . Peut-être avec Psychonauts 2 ?
Psychonauts 2 dans la boutique Micromania