Intégrer le fils de Kratos dans l’intrigue de God of War était une véritable prise de risque. L’idée, vivement critiquée en interne et par les fans historiques, a pourtant permis au titre de changer de dimension et d’apporter de la profondeur à son protagoniste principal.
Le visage est fermé. La qualité de la webcam laisse à désirer. Face à la caméra, Cory Balrog - directeur créatif de SIE Santa Monica Studio - est nerveux. La voix tremblante, l’homme s’apprête à lire les critiques de God of War - son dernier bébé - sur Metacritic, site américain collectant les notes attribuées aux jeux vidéo et permettant d’établir une tendance générale sur une œuvre. Il tergiverse, tripote une réplique de la hache de Kratos, puis appuie finalement sur la touche Entrée. « Putain de merde » lâche-t-il, avant de fondre en larme. Le titre, dont le développement a duré cinq ans, a récolté 94% d’avis positifs sur le site américain. Pour l’homme, revenu au studio en 2013 après avoir coupé les ponts avec sa licence de prédilection, l’accomplissement est personnel. Parce qu’en revenant, il s’était fixé un cap : donner un nouveau souffle à la licence et rompre avec les bases qui ont fait son succès. Notamment en intégrant Atreus, le fils de Kratos, à l’intrigue principale. Un choix contesté initialement en interne, mais payant. Lors de la présentation à l’E3, en 2016, le trailer ne fait pas l’unanimité. La rupture est telle que le hastag #NotMyGodOfWar se démocratise sur les réseaux sociaux. Comme une remise en cause affichée des choix scénaristiques effectués depuis deux ans par SIE Santa Monica.
Mon fils, ma bataille
Alors quand Cory Balrog fond en larme devant son écran, personne n’est surpris. Pour la première fois depuis cinq ans, la pression retombe. Dans la description de la vidéo, dépassant le million de vues sur Youtube, le père de God of War en profite pour remercier son propre fils, Helo : « J’ai beaucoup réfléchi avant de poster cette vidéo puis j’ai pensé à ce que mon fils, Helo, traverse actuellement » écrit-il. « Il ne veut pas que l’on soit présent quand il est triste, et préfère courir dans une autre pièce et nous criant dessus quand on essaye de rentrer. C’est important de lui montrer que ce n’est pas grave de pleurer. Il n’y a rien à cacher. Je voulais lui donner l’exemple, en lui montrant que papa peut pleurer devant le monde entier, ou au moins devant les 50 personnes qui regardent cette vidéo. »
Est-ce un hommage comme un autre ? Pas tout à fait. Car l’ajout d’Atreus dans l’intrigue de God of War et, par extension, la relation qu’il entretient avec Kratos, est le reflet de sa propre vie. Le reflet du quotidien d’un père absent, rattrapé par ses obligations. « Je ne voulais pas avoir d’enfants avant d’avoir atteint un certain stade dans ma carrière, acheté une maison, fait des économies » explique-t-il dans les colonnes du Guardian. « On ne peut pas planifier ce genre de choses. Kratos pense aussi qu’il sait ce qu’il veut, mais il ne sait pas vraiment comme l’aborder. Un personnage qui ne sait pas comment gérer quelque chose, c’est un concept génial. Il est capable d’abattre une bête de la taille d’une montagne, mais une conversation avec son fils est un défi qu’il ne peut surmonter. Ce que nous tenons pour acquis est, pour lui, herculéen. » Dans le jeu, Kratos et Atreus entretiennent une relation complexe, malgré une affection réciproque. Pas facile d’accorder de l’importance à son gamin quand on est investi d’une mission divine. Comme lorsqu’on passe le plus clair de son temps à développer un titre comme God of War, finalement. « J’adorerais partir à l'aventure avec [Helo]. J'espère qu'il le voudrait - que nous n'aurions pas cette relation délicate que nous avons malheureusement en ce moment, parce que je travaille beaucoup. Parce que Kratos n'était pas très présent dans les premières années d'Atreus, Atreus interprète cela comme " Tu ne m'aimes pas, tu ne veux pas passer du temps avec moi, c'est évident que je ne réponds pas à tes attentes ". J'essaie d'être meilleur pour mon fils. Et je regrette chaque moment que je ne passe pas avec lui. »
Une histoire universelle
Ce choix scénaristique n’a donc rien d’anodin, et murît dans l’esprit de Cory Balrog depuis plusieurs années. Tout a commencé lors d’un diner avec Shannon Studstill, vice-présidente chez Sony Interactive Entertainment, en 2013. À l’époque, Cory Balrog a quitté SIE Santa Monica depuis trois ans et enchainé les expériences : il a bossé chez LucasArts, participé au développement de Mad Max au sein d’Avalanche Studios puis au reboot de Tomb Raider chez Crystal Dynamics. « Tu es satisfait de ce que tu fais ? » lui demande-t-elle au cours du dîner, rapporte Polygon. « Tu sais quoi ? Si je dois investir ma vie dans un projet, je veux qu’il ait vraiment un sens, et qu’il reflète qui je suis » lui répond-il. La décision est prise : l’homme réintègre le studio pour bosser sur ledit projet, pas encore défini à l’époque. Même si très vite, l’idée de créer un nouveau volet de God of War émerge, avec l’ajout d’Atreus. Cory Balrog l’envisage comme un élément central du gameplay. L’idée est de le faire participer aux combats et à l’exploration du monde. Extrêmement chère à produire et techniquement complexe à mettre en œuvre, l’idée est contestée en interne par les employés de la firme, pas convaincus qu’elle plaira aux fans historiques de la licence. « Heureusement, mon discours était suffisamment passif-agressif pour qu’Atreus reste » rembobine Cory Balrog au magazine GQ.
Le discours a surtout fait son effet car ses anciens collaborateurs se sont assagis. Tous ont dû faire des sacrifices au niveau familial pour en arriver là. Tous se reconnaissent dans son scénario, malgré les inquiétudes. « Notre manière d'aborder les problèmes était plus mesurée [qu’à l’époque] » raconte-t-il à VentureBeat. « J’avais l'impression que des développeurs, dont j’ai été séparé pendant de nombreuses années, avaient changé. Nous n’étions pas devenues d’autres personnes. Nous avions simplement vieilli. » L’idée, qui sera maintes fois remise en cause - au point d’être quasiment abandonnée - sera finalement placée au centre du gameplay. Et permettra d’attirer, par la même occasion, un autre public, en ajoutant plus de profondeur à Kratos. Un anti-héros pour lequel il était difficile, jusqu’alors, d’avoir de la sympathie. « J’aime l’idée que Kratos est beaucoup plus profond que ce que l’on pourrait croire » confie Cory Balrog. « Pour que ce virage se concrétise, surtout avec un personnage aussi calme que Kratos, il fallait une force extérieure. C’est là qu’Atreus est intervenu. » Au point de reléguer Kratos au second plan et d’avoir un épisode dédié ? Pas impossible, selon le scénariste. « Kratos représente toujours une bonne histoire à raconter, car, pour moi, l’Ère Grecque a été comme son premier chapitre, mais je crois que nous avons commencé à créer encore plus de nouveaux personnages dans cet univers. Ce qui signifie qu’ils pourraient avoir leur propre franchise ». Kratos aurait-il trop laissé traîner son fils ?