On tente de comprendre pourquoi de plus en plus de joueurs rêvent de trouver, en quelques minutes, les coordonnées exactes d'une route abandonnée en Alaska. La géographie serait-elle devenue tendance depuis le retour en grâce de Geoguessr ?
C'est une zone d'activité comme on en trouve beaucoup en bordure de métropole, qui sent le Flunch et le pot d'échappement. Un paysage bétonné, encerclé d'immeubles cubiques à l'architecture moderne et dotés de terrasses vitrées avec vue imprenable sur l'axe principal reliant les commerces. Le soleil est au zénith, les rares passants ont troqué jeans et imperméables contre shorts, t-shirts et bermudas. Mais où suis-je, bordel ? Le chronomètre tourne : je dispose de cinq minutes pour trouver, avec précision, la localisation de cette zone périphérique d'une banalité absolue où j'ai été catapulté par Geoguessr. Très vite, je me remémore les préceptes d'une cartographe américaine pour exceller sur ce jeu imaginé par Anton Wallén, un consultant IT suédois. « Ne réfléchissez pas trop, conseillait-t-elle sur Slate. Vos intuitions peuvent se baser sur des signaux subconscients que votre esprit cartésien n'arrive pas à identifier ».
Mon instinct traumatisé par le programme de géographie du bac me dit que je n'ai pas franchi les frontières de l'Europe. Les voitures de marques allemandes ou italiennes quittant le parking de Kaufland le confirment en partie. Le nom de l'enseigne, à la consonance germanique, ne m'évoque rien. Une rapide recherche sur Google m'apprendrait qu'il s'agit d'une chaîne d'hypermarchés fondée en 1984 et revendiquant plus d'un millier de magasins éparpillés en Europe de l'Est, entre l'Allemagne et la Roumanie. Mieux encore : cet arrêt de bus, situé à quelques mètres de mon point de départ où l'on peut lire « Armii Krajowej Carrefour 01 », m'aiguillerait au mètre près, me permettant d'empocher les 5000 points promis aux détectives accomplis. Mais comme le rappelle le père de Geoguessr lors d'une interview accordée à Konbini : « N'ayez surtout pas peur de deviner. C'est bien plus satisfaisant de se fier à son instinct plutôt qu'à Google ». L'horloge tourne, et les indices accumulés m'orientent vers une ville polonaise à quelques encablures de la frontière allemande : Gorzów Wielkopolski. Raté, je suis à Ciechanow, à 364 kilomètres de là. Plus qu'à patienter 15 minutes pour une nouvelle énigme à l'autre bout du globe. D'abord free-to-play, Geoguessr a adopté, à l'automne 2019, un modèle freemium (1,99 dollars par mois) pour s'adapter à la hausse des prix imposée par le géant de la Silicon Valley. « Chaque fois qu'on montre le logo Google Street View, on paye une taxe, explique Anton Wallén. Au départ, c'était presque gratuit, mais depuis l'automne, le montant [de la taxe] a été multiplié par 14 ». En parallèle, la plate-forme doit aussi gérer la hausse exponentielle de fréquentation, qui atteint son pic en mars 2021. Mais comment expliquer cet engouement tardif ?
Hype temporaire puis passage à vide
Né en avril 2013, Geoguessr est d'abord un projet bénévole pondu par Anton Wallén en bidouillant les API de Google Maps et Backbone, une librarie Javascript. Le concept ? Vous êtes téléportés aléatoirement dans une zone définie du globe et devez déterminer votre position, en vous déplaçant et analysant les indices disséminés dans l'environnement proche (panneaux de signalisation, faune, flore, plaques d'immatriculation etc). D'abord partagé sur le subreddit r/webdev, l'application éveille la curiosité des utilisateurs, qui saluent l'idée et proposent des axes d'amélioration. En quelques jours, la fréquentation du site explose. « C'est venu d'un seul coup, rembobine le consultant. J'ai été sonné, un peu pris de court, car je ne m'attendais pas à ce que ça plaise autant ». Au départ, Geoguessr est surtout une curiosité. Le genre de jeu par navigateur qu'un journaliste dopé au référencement glisse volontiers dans un papier énumérant les trucs pour glander au bureau, entre Cookie Clicker et ZType. Mais progressivement, la hype retombe : entre 2014 et 2020, Geoguessr n'attire plus grand monde. Il est un délire de cartographe ou de drogué du trivia. « On réalisait le défi quotidien ensemble, et c'est tout » se rappelle un utilisateur fréquentant, depuis 2017, le subreddit dédié au jeu dans les colonnes de The Verge. A l'époque, estime-t-il, une dizaine de personnes jouent de manière compétitive.
Pandémie, mon amour
Avance rapide jusqu'au début de la pandémie, ses apéros Zoom et réunions en jogging. Lentement mais sûrement, l'intérêt pour Geoguessr renaît : entre novembre 2019 et 2020, le nombre de conversations autour du jeu sur les réseaux sociaux augmente de 695%, analyse la plate-forme de suivi de réputation Brandwatch. Le pic de popularité est atteint en mars de l'année suivante, quatre mois après l'ajout d'un mode battle royale qui, d'après un historique du titre, permet à Geoguessr d'accéder pour la première fois à la culture mainstream. Brandwatch, en revanche, estime que ce regain de popularité s'explique par deux facteurs : l'enfermement et le besoin de s'évader pour ne pas devenir maboul. « Lorsque les confinements successifs nous ont obligés à socialiser, nous avons cherché des jeux pour jouer ensemble, peut-on lire dans leur newsletter consacrée au sujet. Geoguessr a également permis de mettre en lumière un autre aspect de la pandémie. Tout en restant à l'intérieur, beaucoup d'entre nous rêvaient de voyager, et l'ont fait virtuellement. ». L'entité pointe aussi le rôle joué par les influenceurs, dont l'amour pour le concept a participé à sa démocratisation. Résultat : en juillet 2021, Geoguessr revendique, déjà, plus de 11 millions d'inscrits.
Don't know much about geography
Mais alors, qu'espérer pour la suite ? Avec une base de joueurs stable et investie, Geoguessr peut-il devenir une discipline esport ? Verra-t-on des joueurs aux maillots floqués Cloud 9 s'embrasser après que l'un d'entre eux ait jugé que cette enseigne décrépite perdue dans une zone aride se trouvait en fait au nord du Texas ? Si l'équipe de Geoguessr multiplie les initiatives pour développer le volet compétitif, elle se heurte à un problème insoluble : la triche. Comme l'explique un organisateur de tournois à The Verge, impossible pour l'arbitre de contrôler si la personne derrière son écran n'a pas l'idée, comme moi lorsque j'étais paumé en Pologne, de simplement taper le nom d'un arrêt de bus ou d'une rue pour se repérer. Mais qu'importe, la satisfaction personnelle d'avoir résolu une enquête prime, pour le moment, sur n'importe quel cash prize. C'est ce que laisse supposer le comportement de certains joueurs, qui prennent l'enquête cartographique très au sérieux. « Certains étudient le texte et les caractères des différentes langues, les formes et les couleurs des plaques d'immatriculation et des drapeaux régionaux, ainsi que les styles d'architecture » détaille un journaliste de WIRED. « Il existe de nombreux serveurs Discord avec des milliers de membres qui partagent des astuces pour reconnaître leur pays d'origine ». Pas que de l'instinct Geoguessr, finalement.