EA s'attaque aux comportements toxiques en supprimant purement et simplement certaines célébrations, jugées provocantes, du prochain opus. Mais est-ce vraiment une bonne nouvelle ?
Elles sont responsables de « rage quit » et meurtrières présumées de pas mal de manettes : plusieurs célébrations – comme le « A-OK » de Dele Alli ou le « calma » de Cristiano Ronaldo – seront supprimées de FIFA 21, dont la sortie sur PS4, Xbox One, Nintendo Switch et PC est prévue pour le 9 octobre. La raison invoquée ? Fluidifier les parties et réduire les temps d'attentes en se passant d'un truc régulièrement critiqué, jugé « peu nécessaire » et pire encore : qualifié de « toxique » par Sam Rivera, lead producer de la licence. L'objectif est clair : réduire drastiquement le capital frustration des joueurs. Si l'intention est louable, on peut se questionner sur la pertinence de la suppression d'une feature qui reflète la réalité de la discipline (quel joueur de football se privera de faire le tour du terrain, bras tendus comme un aigle, pour ne pas vexer l'adversaire ?) et d'un élément de game design commun à la majorité des jeux en ligne et pouvant être utilisé à des fins stratégiques. Explications.
Le mal de perdre
Les études s'évertuant à prouver que les jeux gore et brutaux nous rendent violents ont deux intérêts notables : établir scientifiquement que c'est complètement faux et identifier la source de nos accès de colères, surtout sur des titres dénués de toute violence explicite ou implicite comme FIFA. Pourquoi un jeu de football nous met, parfois, dans un état second ? La frustration lié au niveau de difficulté, tout simplement. « L’étude démontre que l’agressivité découle du côté négatif de la frustration que l’on ressent lorsqu’on joue à un jeu vidéo, résume une expérience conduite par l'université de Rochester. Quand un joueur jette ses manettes après avoir perdu à un jeu vidéo, cela est lié au sentiment d’intense colère que peut causer l’échec (…) L’agressivité découle plutôt de l’impression, lorsqu’on joue, de ne rien contrôler, ou de se sentir incompétent ». Traduction : rater sa passe en profondeur, défendre comme un plot ou tirer au-dessus du cadre risque de passablement vous gaver. C'est là que le concept de célébration pose problème : dabber après un enroulé en lucarne, c'est frapper virtuellement un homme à terre. Dans le jargon, on appelle ça un « taunt » : une sorte de pied-de-nez 2.0 dont la finalité est de se foutre ouvertement de la gueule de son adversaire et lui faire comprendre qu'on maîtrise mieux son sujet.
Un concept bien ancré dans le sport traditionnel (et l'esport)
Annonçons-le d'entrée : le « taunt » ne doit pas être confondu avec les injures, légions dans les chat textuels ou vocaux des jeux en ligne et combattues par les éditeurs. On peut chambrer gentiment - et via de la communication non verbale - dans l'immense majorité des jeux esport : une danse sur Fortnite et League of Legends après un kill, un emote sur Overwatch ou une célébration traînant en longueur sur FIFA. Et ça n'a rien d'étonnant, car la provocation fait partie intégrante du sport traditionnel dont le gaming compétitif reprend de nombreux fondements. Mohamed Ali était un spécialiste du chambrage, tout comme Michael Jordan ou plus récemment Conor McGregor ou Neymar Jr. « La provocation fait partie de l’arsenal des sportifs, elle est même un genre en soi dans les sports collectifs américains, sous l’appellation de trash-talking. » rappelle Jérôme Latta, chroniqueur sportif au Monde. Provoquer l’adversaire, c’est courir sur ses nerfs, mais aussi marcher sur un fil car c’est une arme à double tranchant ». Bien ancrée, la provocation a toujours fait débat entre ceux considérant qu'elle fait partie du spectacle et ceux estimant qu'elle est contraire aux valeurs prônées par le sport. « C’est un vice toléré, mais c’est un art périlleux. » conclut Jérôme Latta.
Dans l'esport, de nombreux athlètes ont fait du taunt et du trash-talking leur marque de fabrique. Parce qu’ils sont capables d'assumer dans l'arène, déjà, et car ça leur permet de conditionner l’adversaire au sens psychologique du terme : le déstabiliser en permanence afin de provoquer des réactions inhabituelles chez lui. En gros : le pousser à faire l’erreur qui lui coûtera la partie. On pense à Du “NuckleDu” Dang, joueur professionnel de Street Fighter, qui abusait du « teabagging » pour faire péter les plombs de ses adversaires ou à Yiliang « Doublelift » Peng, qui a fait de « everyone else is trash » (comprendre : tous les autres joueurs sont des déchets) sa signature sur League of Legends. Deux joueurs ayant un palmarès long comme le bras, preuve que la provocation, même si mal considérée par une partie de la communauté, offre un avantage stratégique non-négligeable dans un contexte compétitif.
Chasse aux trolls
Problème : le chambrage ne prend pas la même forme dans FIFA que sur League of Legends ou Street Fighter, car sa finalité est tout autre : casser le jeu. Outre les célébrations, certains s'amusent à visionner consciencieusement chaque ralenti, remise en jeu ou renvoi aux six mètres. Une technique peu catholique, exploitée par une minorité mais suffisante pour faire perdre les pédales à une communauté toute entière. Et c'est bien ça qu'EA souhaite combattre en réduisant plus largement les temps « morts » sur FIFA 21. Concrètement, vous n'aurez plus que dix secondes pour effectuer le coup d'envoi, quinze pour un renvoi aux six mètres ou vingt pour un coup franc. « Le rythme est plus soutenu, précise Sam Rivera. L'intention est de vous faire jouer plutôt que de vous inciter à faire autre chose. »
En supprimant certaines célébrations (tout en ajoutant d'autres comme celle de Mbappé ou Haaland, mais passons), EA a privilégié le gameplay au trolling et c'est tant mieux. Reste à savoir s'il n'est pas possible, à l'avenir, d'implémenter une commande de taunt ne ralentissant pas volontairement le rythme du match. Et pour les sales types qui veulent toujours troller, il reste la passe à dix et les changements de dernière minute.