On a tenté de comprendre pourquoi les joueurs atteignent rarement la cinématique de fin. Et pourquoi ce n'est pas un problème, aussi.
Commençons par quelques chiffres qui peuvent, de prime abord, sembler alarmants. En se basant sur les données de la plate-forme Steam, on découvre que 24,1% des joueurs ont vu la scène de fin de Red Dead Redemption 2, 12,8% ont vaincu tous les boss de Sekiro : Shadows Die Twice et 25,1% ont terminé la quête principale d'Hades. Un taux de complétion qui n'a, semble-t-il, rien à voir avec la durée de vie de ces références de l'industrie. Car s'il faut compter plus d'une vingtaine d'heures pour venir à bout d'Hades et plutôt cinquante pour Red Dead Redemption 2 selon le site HowLongToBeat, treize heures suffisent pour terminer It Takes Two, aventure collaborative primée aux Games Awards mais bouclée par « seulement » 37,2% des joueurs. Ce qui nous mène à plusieurs interrogations légitimes : est-ce devenu un privilège de visionner la cinématique de fin ? Cette tendance est-elle récente ? Et comment peut-on l'expliquer ? Éléments de réponses.
« Poser la manette avant la scène finale n'est pas un péché »
Si l'accès et les pratiques de consommation du jeu vidéo ont évolué avec, entre autres, la démocratisation du dématérialisé ou l'apparition des services à la demande, notre penchant pour l'abandon hâtif ne date pas d'hier. « Lorsque nous constatons des taux de complétion supérieurs à 30 ou 40%, on félicite l'équipe et on fait péter le champagne » rappelle, en 2013, le directeur créatif d'Ubisoft en réponse à un article de CNN s'étonnant que seulement 10% des acheteurs aient terminé le « Game of the Year » Red Dead Redemption. D'après lui, ce n'est pas un problème, loin de là : « Poser la manette avant la scène finale n'est pas un péché, écrit-il dans le magazine Game Developer. Lorsque quelqu'un sort d'une salle de cinéma, arrête une série télévisée ou pose un livre sans l'avoir terminé (…) le message semble clair : 'Je n'aime pas assez l'histoire pour continuer'. Mais lorsque quelqu'un arrête de jouer, les motifs sont beaucoup plus variés ». On peut citer, pèle-mêle, le phénomène de « surabondance des choix » qui entrave la prise de décision quand on est confronté à plusieurs options de qualité équivalente, la diminution du temps accordé aux loisirs en vieillissant, ou l'anxiété générée par la perspective de s'investir, pendant des heures, dans un nouveau jeu sans avoir l'assurance d'être à la hauteur du challenge : la fameuse « gaming anxiety ».
La sacro-sainte durée de vie
Il y en a d'autres, mais attardons-nous sur un autre facteur décourageant et mentionné plus haut : la durée de vie. Si de plus en plus de studios proposent des expériences courtes, complètes et intenses, certains titres requièrent un investissement horaire, il est vrai, plutôt conséquent. Ce qui convient à une partie investie et « complétionniste » de la communauté mais en braque une autre, souvent injustement qualifiée de « casual ». Illustration : début janvier, Techland se retrouve dans l’œil du cyclone en annonçant qu'il faudra « au moins 500h » pour terminer Dying Light 2, « soit le temps qu'il vous faudrait pour marcher de Varsovie à Madrid ». Face au torrent de commentaires circonspects, l'éditeur précise, dans la foulée, qu'il s'agit du minimum requis pour terminer le jeu à 100% et non la quête principale. La vive réaction sur les réseaux sociaux n'étonne pas Tymon Smektala, le lead designer du jeu. Au Washington Post, il confie : « Nous disposons chaque jour d'un temps très limité sur cette planète et nous devons gérer la façon dont nous utilisons ce temps ».
Mais alors, si l'on s'accorde sur le fait qu'il est normal ne de pas vouloir forcément se plonger pendant des centaines heures dans un univers, doit-on encore porter un intérêt à l'argument de la « rejouabilité » si chère à la presse jeux vidéo ? Non, selon le journaliste William Audureau, qui écrit dans un excellent papier publié sur le site du Monde : « Le critère est intimement lié à l’approche consumériste du journalisme jeu vidéo, aux grilles de lecture parfois plus proches du test de la machine à laver que de la critique de cinéma. On le retrouve ainsi dès 1991 dans le premier numéro de Consoles +, où le journaliste se félicite : « Il vous faudra un moment avant de voir le bout [de l’aventure]. Encore heureux, vu le prix ! ». Ledit journaliste de Consoles + aurait sauté au plafond en inspectant ma bibliothèque Steam truffée de jeux jamais lancés. Peut-être aurait-il même passé un coup de fil à mon banquier en constatant que j'étais bien incapable de tous les citer. Personnellement, je suis en paix avec le fait de n'en terminer qu'une poignée chaque année. J'espère que vous aussi.