Marché saturé, concurrence de l'ordinateur personnel et copies enfouies dans le désert : en 1983, l'industrie du jeu vidéo traverse une crise qui entraîne la faillite de plusieurs studios et des milliers de licenciements. Mais comment en est-on arrivé là ?
“Dès qu’une tragédie se produit, il faut un bouc-émissaire”. En avril 2014, c’est par ces mots que Howard Scott Warshaw résume son rôle dans la profonde crise qu’a traversé son secteur il y a 30 ans. Autour de lui, des pelleteuses inhument des milliers de jaquettes dans une décharge située au nord d’El Paso (Nouveau-Mexique). La légende disait donc vrai, et même lui peine à y croire : Atari, mastodonte déchu d’une industrie naissante, a bien enterré ses invendus en 1983. 728 000 cartouches affrétées par 14 camions sortis de l’usine,comme l’avait relaté le New York Times dans son édition du 28 septembre 1983. Flairant la drôle d’histoire à retardement, c’est le studio canadien Fuel Entertainment qui a organisé cette journée de fouille archéologique avec l’objectif, derrière, d’en faire un documentaire. Probablement sans réaliser l’ampleur de ce qui se cachait sous leurs pieds.
Si Howard Scott Warshaw peut assister au spectacle aux premières loges, c’est parce qu’il n’est pas n’importe qui. Il est le “pire développeur de jeu vidéo de l’histoire”, responsable de E.T. the Extra-Terrestrial : adaptation dispensable de l'œuvre de Steven Spielberg sur Atari 2600 et jeu le plus représenté dans ce cimetière électronique. Un titre qui a longtemps cristallisé les tensions, car accusé d’avoir provoqué la chute d’un secteur en plein essor. Mais est-ce réellement le cas ?
Atarisques et périls
Comme souvent, quand on se replonge dans les archives, l’histoire est un peu plus complexe que cela. Plus que la cause, E.T. the Extra-Terrestrial est le symbole des errements d’une industrie brouillonne. Et surtout de sa locomotive, Atari, qui cannibalise plus de 80% du marché aux Etats-Unis. Conçu en cinq semaines par le seul Howard Scott Warshaw, alors que le cycle de développement dure habituellement six mois, produit en quantité industrielle sur un marché déjà saturé, E.T. the Extra-Terrestrial, bien qu’écoulé à plus d’un million d'exemplaires, est un flop retentissant pour la firme qui a créé Pong - le montant varie selon les sources, mais rien que l’achat des droits aurait coûté plus de 20 millions de dollars. Le jeu est catastrophique, inutilement compliqué, truffé de bugs et pour ne rien arranger, il débarque dans les rayons dans un contexte explosif. Depuis quelques mois, Atari est légalement contraint d’accepter la publication de jeux développés par des tiers sur ses consoles. “158 sociétés différentes produisaient des titres sur sa machine phare du moment, l’Atari 2600”explique le quotidien Le Monde. Et la qualité des produits, sur lesquels la firme n’a aucun contrôle, laisse parfois à désirer. Les consommateurs sont devenus méfiants et craignent, à chaque achat, de se faire flouer. “Les gens qui n'ont pas grandi à cette époque ne réalisent pas à quel point la plupart des jeux étaient mauvais sur l'Atari”confirme un développeur dans les colonnes de Polygon.
E.T. téléphone récession
Fin 1983, l’image d’Atari est irrémédiablement écorchée. E.T. the Extra-Terrestrial devient l’incarnation de ses erreurs stratégiques et marketing, voire le responsable de sa chute, alors qu’il faut plutôt l’envisager comme la “goutte d’eau qui fait déborder le vase” explique un journaliste d’IGN. “Atari aurait pu avoir les ressources et les liquidités nécessaires pour encaisser un tel désastre, mais avait épuisé toutes ses cartouches à ce moment-là”. L’année précédente, la firme s’était déjà montrée trop optimiste en produisant 12 millions de cartouches de Pac-Man alors que “10 millions de personnes possédaient une Atari 2600” raconte Kotaku. Par ailleurs, le secteur souffre de la concurrence de l’ordinateur personnel, de la mauvaise image du jeu vidéo chez les adultes et d’un désintérêt graduel pour ce qui est, à l’époque, encore considéré comme une mode. Ce passage d’un papier paru dans le New York Times l’illustre : “Alors qu'il semblait que les enfants ne cesseraient jamais de détruire des astéroïdes ou exploser des tanks, les professionnels du secteur affirment que de nombreux jeunes semblent blasés par Donkey Kong et Chopper Command et sont passés à l'ordinateur ou à des formes d’amusement traditionnelles”.
Tous les voyants sont au rouge écarlate donc, et ce qui devait arriver, arriva : Atari, comme d’autres, frôle la sortie de route en 1983. La firme enregistre une perte de 536 millions de dollars et licencie massivement. Certaines boîtes prometteuses font faillite, le prix de l’action s’effondre. Mais le jeu vidéo, lui, n’est pas mort cette année-là. “La crise a eu des répercussions positives, rappelle Nathan Grayson, journaliste passé par le Washington Post et Kotaku. Notamment pour Nintendo, qui lance timidement la NES au milieu des années 1980 à New York et Los Angeles, et ne tarde pas à conquérir le marché américain grâce à la qualité de ses produits et l’aide d’un plombier italien. “L'essor du marché de l’ordinateur personnel a donné naissance à une génération de codeurs qui, à leur tour, ont fini par créer des jeux pour d'autres plates-formes telles que la NES”. Et pour cela, il faut remercier le “pire développeur de jeu vidéo de l’histoire”.