Commercialisé en 2005 au terme d’un développement chaotique qui a duré six ans, le chef d'œuvre de Capcom aurait pu davantage révolutionner son époque grâce à une mécanique ambitieuse, mais abandonnée avant la sortie. Oui, comme à l’école, même un bon élève peut mieux faire.
C’est une relique de quelques minutes que l’on ne trouve que dans un DVD fourni avec l’édition spéciale de Resident Evil 4. À l’écran : un couloir étriqué et mal éclairé, donnant sur une porte close en bois massif. Le mobilier, qui tend plutôt vers un style féodal que feng shui, nous fait comprendre qu’il s’agit de la salle des armures d’un château dont la localisation est inconnue, ou du moins pas encore référencée sur Waze. Jusqu’ici, rien d’anormal : les adeptes reconnaissent l’esthétique et l’ambiance pesante de l’emblème du survival-horror - terme qui aurait d’ailleurs, selon un journaliste du Monde, été inventé par le service marketing de Capcom. C’est dans cet espace confiné que Leon S. Kennedy, recrue de la police de Raccoon City dans le second épisode, évolue prudemment. Lampe torche vissé dans la main gauche, il inspecte chaque recoin de la pièce pour trouver un moyen de déverrouiller ladite porte. Puis soudain, son rythme cardiaque s’emballe. L’écran devient bleu, les éléments de la pièce prennent vie puis ne tardent pas à menacer son intégrité physique. Mais tout ceci est-il réel ? Leon nage-t-il en plein délire ? Par expérience, si la question est précise, c’est que la réponse est évidente.
Le flou dure trois ans
Pour comprendre comment Capcom a pondu une mécanique si déroutante qui, dans un autre contexte, aurait pu profondément changer la série, il faut revenir en 2002. Depuis trois ans, le développement de Resident Evil 4, l’un des titres les plus attendus de la décennie, patine. À ce stade, deux ébauches ont été recalées par Shinji Mikami. La première datant de 1999 et imaginée par Hideki Kamiya répond au cahier des charges de Capcom, qui l’a sommé de créer quelque chose de “plus cool, audacieux et axé sur l’action”. Mais elle s’éloigne tellement du matériau de base qu’elle devient Devil May Cry. La seconde, baptisée “Fog” en interne, ne convainc pas non plus même si les retours sont positifs lors de la présentation. “La version était belle et terrifiante, rembobine un journaliste d’IGN. Les fans étaient enthousiastes mais peu de détails ont filtré. Aucune version jouable n’a été présentée”. Fin 2002, l’équipe de développement chapeautée par Hiroshi Shibata se retrouve dans l’impasse : comment réinventer la série sans trahir son essence ? C’est à cet instant que Yasuhisa Kawamura entre en scène, avec une idée derrière la tête.
Silent Hill, Winona Ryder & limitations techniques
“J’ai toujours pensé que Resident Evil avait un défaut, annonce d’emblée l’ancien scénariste de Capcom, retrouvé par Eurogamer. Selon moi, une personne a peur quand elle se trouve en terrain inconnu, qu’elle est incapable de comprendre et prévoir ce qu’il va se passer”. Trop prévisible, le pionnier du survival horror ? “Au milieu du jeu, les joueurs comprennent la source de leur angoisse et savent comment gérer les monstres, poursuit-il. À la fin du premier jeu, il n’y a plus de mystère, seulement des monstres et des pièges. Plus rien ne fait peur au joueur”. Inspiré par Silent Hill, série de Konami débutée en 1999 et, plus étonnant, par une scène du film “Les mes Perdues”, “un film pas vraiment acclamé par la critique mais avec des effets spéciaux saisissants” où Winona Ryder est transportée dans un monde parallèle, il imagine un pitch simple : infecté par un mystérieux virus, Leon est victime d’hallucinations qui le transportent, à plusieurs reprises, dans une réalité alternative. Un concept ambitieux, mais qui se heurte à la réalité du hardware de la GameCube de Nintendo qui dispose, à l’époque, encore de l’exclusivité sur le titre. “En fonction du comportement du joueur, la structure de la scène changeait, nous devions donc créer deux types de modèles 3D, ce qui double le coût du développement, détaille le scénariste. Même si nous disposions du budget nécessaire, il était pratiquement impossible de tout faire tenir dans la mémoire de la GameCube”. Baptisée “Hook-Man”, en référence à l’ennemi apparaissant en fin de séquence, son ébauche ne verra jamais le jour. “J’ai toujours la conviction que l’idée était brillante, mais je n’avais ni les compétences ni le courage pour la mettre en œuvre”.
Finalement, la série prend un virage vers l’action au détriment de l’horreur au milieu des années 2000, sous l’impulsion de Shinji Mikami - et sans doute des actionnaires de Capcom, dont la patience n’est pas éternelle. Avec ses antagonistes loufoques, sa vue à hauteur d’épaule et son gameplay nerveux, Resident Evil 4 est, encore aujourd’hui, considéré comme un chef d'œuvre intemporel de l’histoire du jeu vidéo, même si la peur n’y joue plus qu’un rôle secondaire. Le père de la série le reconnaissait d’ailleurs volontiers lors d’un entretien accordé à IGN. “Lors du développement de tous les épisodes antérieurs, je disais à mon équipe qu’il fallait, avant tout, faire peur au joueur, se remémore-t-il. Mais pour la première fois, dans Resident Evil 4, j'ai précisé que le plaisir de jouer était plus important”.
Remake du classique dévoilé en 2005, Resident Evil 4 débarque sur PC, PlayStation 4, PlayStation 5 et Xbox Series X/S le 24 mars 2023.