Vingt ans. Vingt ans, ou presque, que nous prenons plaisir à ouvrir des portes, discuter, aller aux toilettes, organiser des dîners, se disputer… Dans la vraie vie, ces petites choses ne semblent avoir aucune importance. Mais pour nous, les joueurs, les joueuses, depuis deux décennies, elles sont absolument capitales. Les Sims auront donc vingt ans en 2020. Et sans doute n’avons-nous pas encore totalement compris de quoi il s’agissait.
Will Wright ne l’avouera pas, il n’est probablement pas au courant. Mais Will Wright est un génie. Pardon : un Génie majuscule. Tentons ici de résumer : en 2002, il est intronisé au Hall of Fame de l'Academy of Interactive Arts and Sciences. Il est le créateur de la license SimCity, simulateur de gestion de ville. L’histoire est connue : c’est en travaillant sur le shoot ‘em up Raid On Bungeling Bay (sorti sur Commodore 64 en 1984 et l’année suivante sur NES) que le jeune Wright réalise que finalement, créer les villes destinées à être par la suite survolées en hélicoptère est finalement bien plus amusant que tout le reste du jeu. Le résultat de quelques années de réflexion est par la suite refusé par tous les éditeurs du marché. Pas un souci : ainsi naît Maxis, qui publiera donc, en 1989, le tout premier SimCity. Le premier d’une longue série, déclinée, le 4 février 2000, à plus petite échelle. Fonder une mégalopole, certes. Mais pourquoi ne pas fonder la famille qui l’habitera ?
L’idée, cette fois-ci, est née d’un incendie, celui de sa maison. Will Wright doit tout reconstruire, repartir à zéro. Mais dans cette tâche, il est, d’une part, inspiré (“et si je créais un jeu de construction de maisons ?”) mais surtout, accompagné par un homme du nom de Christopher Alexander. La lecture de son ouvrage A Pattern Language, paru en 1977, est l’un des piliers de la création du tout premier Sims. Alexander, anthropologue et architecte américain d'origine autrichienne ayant conçu et réalisé plus de 200 complexes architecturaux en Californie, au Japon, et au Mexique, y développe une théorie en apparence simple : rien n’est réellement nouveau. Chaque forme artistique (ou même mathématique et littéraire) est en réalité non pas l’œuvre d’une personne, mais bel et bien la part logique d’un processus de création collectif. Pour résumer : personne ne crée seul, tout est le fruit d’une inspiration dictée par les créations des autres. De ce mélange d’intuition et de grandes théories naîtront donc les Sims, œuvre à la fois d’un seul homme (Wright) et collective (nous, vous, tout le monde, sommes ici le sujet).
Art Invisible
Problème : le jeu est chiant, du moins dans un premier temps. D’ailleurs, chez Maxis, personne n’en veut réellement, à tel point que le projet est un temps nommé The Toilet Game (puisqu’on doit souvent, dans le jeu, aller aux toilettes. Will Wright doit menacer de claquer la porte de sa propre compagnie pour finalement pouvoir avancer, tout en travaillant sur un nouveau SimCity. En 1997, le producteur de simulations sportives Electronic Arts rachète Maxis, et offre assez de temps et d’argent à Wright pour aller au bout de son idée. Mais même lui commence à s’en rendre compte : son jeu n’a pas réellement d’intérêt. Trop réel. Pas assez fun. Là encore, c’est dans un ouvrage que le concepteur va trouver la réponse à ses interrogations. L'Art invisible (Understanding Comics) est un essai sur la bande dessinée, réalisé lui-même sous forme de bande dessinée, par l'auteur américain de comics Scott McCloud et paru en 1993. McCloud y aborde nombre de passionnants aspects de la création (de comics, mais pas uniquement) et y aborde surtout un élément majeur : la réception. Le lecteur, ou le joueur, est selon lui une donnée trop souvent négligée. L’inventeur ne doit pas se contenter de penser à son public, mais en quelque sorte entamer une collaboration à distance avec ce dernier. Will Wright comprend alors : il ne doit pas offrir la possibilité au joueur d’évoluer dans un univers ultra-réaliste. Bien au contraire. Ce nouveau monde doit seulement avoir les allures de la modernité. Will Wright utilisera le simlish (déjà entendu dans SimCopter) et non l’anglais, créant ainsi, d’une part, la distance nécessaire au plaisir du jeu, et d’autre part, facilitant grandement la tâche des programmateurs.
Une question de moralité
Pascaline Lorentz étudie la construction de l'identité sociale des jeunes par la pratique de la simulation de vie, en utilisant comme base le jeu vidéo Les Sims. Dans Les Echos, elle raconte : “le jeu est supposé reproduire la vie d'une famille américaine. L'idéologie qui est ainsi générée n'est autre que l'idéologie de la société américaine. Mais la liberté du «gameplay» permet au joueur d'en faire ce qu'il veut. Certains chercheurs mettent en avant l'aspect subversif du jeu, mais contrairement aux adultes qui s'effrayent, les adolescents savent, eux, que ce n'est qu'un jeu”. Mais de quoi peuvent bien avoir peur les grandes personnes ? Ici, pas de fusillade, pas de sang, pas de zombies… Mais pire encore : du fric. Dans les Sims, on dépense, on achète, on consomme, on consume. Nivrae (c’est son pseudo sur Twitter) est podcasteuse et blogueuse. Selon elle : “les Sims et la consommation, c'est leur seul objectif de vie. On manipule des gens virtuels qui ne peuvent être heureux que s’ils ont les bons meubles, la bonne décoration. On nous montre qu'il faut gagner de l'argent pour les acheter et être heureux. Le jeu pour moi peut être vu comme une manière de gérer sa vie... Mais il peut également être vu comme une critique de cette absurdité de surconsommation”.
Il existe une incompréhension autour des Sims. Vu de dehors, le jeu serait donc une ode au consumérisme, à la civilisation moderne et au dernier modèle de réfrigérateur. Mais en y regardant de plus près, ne serait-il pas tout le contraire ? Pierre Maugein, auteur et journaliste (entre autres pour les magazines de références JV Le Mag et Canard PC) ne dit pas autre chose : “on peut voir les Sims à la fois comme une simple transposition ludique de la société actuelle, avec des codes facilement identifiables de la culture occidentale, mais aussi comme une critique. Pas forcément volontaire d'ailleurs. La réussite se fait autour de pôles bien définis : le travail, la vie de famille, et in extenso la possession de biens”. Autant de données qui sont, dans le jeu, des indicatifs de succès, tout comme dans le monde réel, où une belle famille est synonyme de réussite sociale. Mais pour le journaliste, “là où arrive la critique, c'est justement dans la posture "divine" du joueur, qui dirige ce monde et observe l'absurdité de cette vie mécanique. Absurdité qui est aussi celle d'une société du paraître et de la soumission à un certain consumérisme, doublé d'une omniprésence de codes occidentaux en général, américains en particulier. Il faut en revanche avoir préalablement fait une démarche critique soi-même vis à vis de la société pour capter cet aspect”.
En 2010, la franchise Les Sims s'est écoulée à plus de 125 millions d'exemplaires, ce qui en fait la franchise la plus vendue de l'histoire sur PC. Will Wright avait vu juste. Pas nous.