Avant de devenir un titre culte, The Legend of Zelda : Link’s Awakening a été développé dans le plus grand secret, loin des murs de la firme nippone. Une liberté qui a permis aux créateurs de transgresser les codes de la licence.
C’est paradoxal, mais on peut être un crack dans son domaine et haïr ses propres réalisations du plus profond de son être. André Agassi détestait le tennis, et il a remporté huit titres du Grand Chelem. Robert Plant affirmait qu’il « attraperait de l’urticaire s’il devait jouer Stairway to Heaven à chaque concert » alors que le titre est pourtant considéré, par beaucoup, comme l’un des plus beaux de l’histoire. Ce phénomène existe-t-il chez les grands créateurs de l’industrie du jeu vidéo ? Peut-être, mais il transparait rarement dans leurs paroles ou dans leurs actes. Encore moins pour l’équipe à l’origine du mythique The Legend of Zelda : A Link’s Awakening, volet conçu en dehors des horaires de travail. Parce que, visiblement, passer des milliers d’heures à développer le titre n’était pas suffisant pour les combler.
Pour quelques heures de boulot de plus
Rappel des faits : en 1990, l’équipe de développeurs menée par Takashi Tezuka finalise le développement de l’opus destiné à la SNES. Le projet, débuté trois ans plus tôt, aurait nécessité plus de 50 000 heures de programmation. Rien que ça. À ce stade, on imagine une équipe à bout de souffle, impatiente d’en finir et de ne plus entendre parler du royaume d’Hyrule. Et pourtant, Takashi Tezuka mène un autre projet de front. L’homme souhaite transposer A Link to the Past sur Game Boy, une plateforme qui n’a pas vraiment attiré son attention jusqu’ici. L’idée vient, en réalité, de Kazuaki Morita, programmeur chez SRD (une société de développement qui partage les bureaux de Nintendo à Kyoto, ndlr). Fasciné par les capacités de la console portable, Morita tente, chez lui, de recréer un jeu Zelda en utilisant l’unique kit de développement disponible. Le projet, ressemblant à un fangame, attire l’attention de plusieurs membres du Nintendo EA&D, qui décident de l’assister sur leur temps libre. « Au début, il n’y avait donc aucun projet officiel. » rappelle Takisha Tezuka lors d’un Iwata Asks. « Nous travaillions normalement pendant les heures de bureau habituelles, et ensuite nous travaillions sur le jeu, comme s’il s’agissait d’une activité de loisir. » Loin des murs de la firme nippone, les idées fusent. « Je me rappelle que la création de Link’s Awakening s’est faite dans un état d’esprit vraiment spécial » poursuit Takisha Tezuka. « Nous avons débuté dans la liberté d’esprit qui caractérise une activité de loisir, nous nous sommes donc un peu lâchés en ce qui concerne le contenu. »
Transgresser les codes
Exemple flagrant d’écart : l’intégration de nombreuses références à d’autres licences phares de Nintendo. Dans Link’s Awakening, on croise des Plantes Piranhas, un sosie de Yoshi, une boule ressemblant étrangement à Kirby (qui « aspire ceux qui s’approchent de lui ») ou un Chomp. Alors que la princesse Zelda et Ganon n’y figurent pas, et que Nintendo ignore toujours l’existence du projet. « Le programmeur de SRD faisait tout ce qu’il voulait » se remémore Toshihiko Nakago. « Il avait fait en sorte que l’on puisse s’accrocher à un Chomp et se balader avec lui, malgré le fait qu’il ait été un ennemi auparavant, et aussi lui faire manger des fleurs au pied d’un donjon. » Ces choix surprenants s’expliquent par des limitations techniques, mais aussi parce que l’histoire se déroule bien loin d’Hyrule, sur l’île Cocolint, ce qui laisse une marge de manœuvre importante aux créateurs. Au sein du groupe, on commence à considérer le titre comme une parodie qui transgresse les codes de la licence. « Sur les autres jeux [de la licence], tout est planifié, chaque détail compte. On bossait sur Link’s Awakening en dehors des heures de travail. Un peu comme un club de personnes qui aiment Zelda et qui se réunissent pour faire ce projet. C’est pour cette raison qu’il a une saveur différente. » explique Tezuka dans les colonnes de GameInformer. En 1991, le projet est officiellement présenté à Nintendo, qui accepte de poursuivre le développement. Shigeru Miyamoto en assume la supervision, mais laisse l’équipe jouir d’une certaine liberté d’action. « Je pense qu’il était occupé à autre chose et ne nous prêtait pas beaucoup d’attention » précise Tezuka.
L’héritage de Link’s Awakening
D’un point de vue narratif, Link’s Awakening est le premier volet à disposer d’une véritable trame qui, selon
Takashi Tezuka, s’inspire de la structure narrative de Twin Peaks, série mythique de David Lynch. L’histoire se
déroule dans un espace clos, et donne de l’importance à un petit nombre de personnages pour faciliter la
compréhension. Cette structure, jamais vue jusqu’ici dans la série, sera conservée dans les opus suivants,
comme Majora’s Mask et Ocarina of Time. « Link’s Awakening a eu une certaine influence sur les jeux ultérieurs
de la série Zelda » admet Satoru Iwata, regretté président de Nintendo.
Moins populaire qu’A Link to the Past ou Ocarina of Time, car publié sur Game Boy, Link’s Awakening a tout de
même contribué à façonner l’identité de la licence, c’est indéniable. Écoulé à cinq millions d’exemplaires dans les
nineties, cet épisode culte de la saga profitera d’un remake sur Nintendo Switch en 2019. Toujours avec des
Chomps et des Goombas, bien sûr.