Il aurait pu devenir la mascotte de PlayStation et concurrencer Mario sur son propre terrain. Mais la belle histoire d’un personnage qui a marqué toute une génération n’a duré que trois ans. Voici pourquoi.
Tout commence dans une voiture qui fonce vers Los Angeles. À son bord : Jason Rubin et Andy Gavin. Deux amis d’enfance qui partagent la même passion pour le jeu vidéo et sont alliés pour concevoir leurs propres œuvres. Jason s’occupe de la direction artistique, et Andy de la programmation. Ensemble, les deux compères ont développé cinq jeux passés sous les radars. C’est le sixième, baptisé Way of Warrior et s’inspirant des mécaniques de Mortal Kombat, qui attire l’attention d’Universal Interactive, nouvelle branche du studio. Le deal est le suivant : le titre sera publié sur 3DO et en contrepartie, les deux co-fondateurs de Naughty Dog ont pour mission d’imaginer une nouvelle licence et s’installer dans un studio adjacent aux locaux d’Universal, à Hollywood.
« Tout ce que nous possédions se trouvait dans le camion qui suivait notre voiture »raconte Jason Rubin à Polygon. « On quittait Boston, où Andy préparait un master au MIT, pour Hollywood. On ne connaissait pas Hollywood, aucun de nous n’y était allé. On allait travailler dans un studio d’Universal, donc on parlait beaucoup de ce que Hollywood pouvait apporter aux jeux vidéo. » Le trajet dure 40h, sans escale. C’est dans cette voiture qu’ils imaginent pour la première fois « Sonic’s Ass », la première ébauche de Crash Bandicoot. Un surnom évocateur, faisant référence au fait qu’on verra principalement le personnage de dos, dans un environnement 3D. Mais avant de créer le personnage, il faut d’abord une plateforme. Et rapidement, les co-fondateurs vont pencher pour la PlayStation. Un choix payant.
La naissance d’une mascotte
« Choisir une plateforme, au lancement d'un projet, c'est comme parier sur un cheval avant une course » rappelle Andy Gavin sur son blog. « C'est plus un art qu'une science. Quand nous avons commencé à développer Crash Bandicoot, l’Atari Jaguar et 3DO étaient les seules consoles 32-bits sur le marché. Il y avait des rumeurs au sujet de la PlayStation et la Sega Saturn, et des rumeurs plus lointaines sur la N64. On a rapidement écarté la 3DO et la Jaguar, car aucune des deux n'avait la puissance nécessaire. La N64 était inéligible, car elle n’avait pas de lecteur CD-ROM. En fin de compte, nous avons opté pour la PlayStation car elle disposait de la meilleure combinaison d'énergie et de stockage. On a parié sur le bon cheval. » Mais les deux hommes ne s’intéressent pas qu’aux capacités de la machine.
À l’époque, Sony est un nouveau venu sur le marché des consoles, et ne dispose pas de mascottes comme Sonic ou Mario. Dès le départ, Naughty Dog a l’ambition de combler ce manque : « C’était comme une ouverture, une porte dans laquelle on voulait s’engouffrer, même si ça semblait peu probable que ça passe » se remémore Andy Gavin dans les colonnes d’IGN. « Mais depuis le départ, on avait l’ambition de créer la mascotte de Sony et finalement, on a réussi. » Jason Rubin renchérit : « On était fou de croire qu’on pouvait combler ce manque. On était trois ou quatre personnes, âgés de 24 à 28 ans. On n’était pas Miyamoto. On n’était pas Naka. On n’était pas des légendes de l’industrie. On avait été oublié par l’industrie. On avait développé des jeux moyens. » Pour éveiller la curiosité de Sony, Andy Gavin et Taylor Kurosaki (en charge des effets visuels du titre, ndlr) s’enferment dans une salle de montage pendant 48h, afin de créer une démo qu’un ami fera passer aux cadres de la firme. Convaincus, les dirigeants envoient des émissaires au studio. « Ils n’en croyaient pas leurs yeux » se rappelle Jason Rubin. Naughty Dog signe alors un contrat d’exclusivité avec la firme, et leur titre vole la vedette à Twisted Metal lors de l’E3 1996. Hasard du calendrier, Crash Bandicoot est présenté, pour la première fois, à quelques mètres du stand de Nintendo qui dévoile Super Mario 64 son nouveau bijou. « Il y avait Crash et juste à côté, il y avait Mario. C’était mythique. Il y a des photos en ligne de Miyamoto jouant à Crash. C’était incroyable. »
Au milieu des nineties, la stratégie de Sony est limpide : mettre la marque - et son produit phare - au premier plan. « Tout le reste était secondaire » rappelle Sam Thompson, producteur chez Sony. Pourtant, la firme aligne les chèques pour promouvoir Crash Bandicoot aux quatre coins du globe et asseoir, par extension, la crédibilité de sa machine. Au Japon, le premier opus s’écoule à plus d’un million d’exemplaires. Le visage de Crash est partout : sur les rames de l’Eurostar, dans les aéroports internationaux et même dans les publicités de Pizza Hut. Mais c’est là que les ennuis commencent.
La chute de « l’un des plus grands personnages de tous les temps »
Entre 1996 et 1999, Naughty Dog développe quatre opus, tous acclamés par la critique. Mais la relation avec Universal, qui détient les droits depuis le deal initial, se dégrade. Coincé, le studio cède définitivement les droits à Universal au début du second millénaire. « On était financés par Universal. On allait beaucoup chez eux. Mais on a toujours eu le sentiment qu'Universal ne savait pas quoi faire de nous. C'était un studio de cinéma. Ils passaient simplement les disques à Sony, qui était l’éditeur » rappelle Erick Pangilinan, directeur artistique du studio. Crash Team Racing représente le dernier contact de Naughty Dog avec sa licence mythique. « C’est malheureux à bien des égards » juge Jason Rubin. « [Crash s'est] perdu dans le remaniement, car il aurait pu être l'un des grands personnages de tous les temps, si l'on en juge par son statut en 1998 ou 1999. » En 2011, sur son blog, Andy Gavin partageait l’avis de son confrère : « Les titres actuels (ou récents) [de la série Crash Bandicoot] ne sont pas intéressants, mais le personnage l’est. Les commentaires sur mon blog le prouvent. Les gens aiment toujours le personnage, son univers et les jeux. S’il était possible de jouer à un bon Crash, dans une version modernisée, des millions de joueurs le feraient. » Il a vu juste. Sorti en juin 2017, Crash Bandicoot : N.Sane Trilogy s’est écoulé à plus de 10 millions d’exemplaires. Et Crash Team Racing : Nitro Fueled – la version remasterisée du jeu de course qui débarque le 21 juin sur PlayStation 4, Xbox One et Nintendo Switch - pourrait bien connaître le même succès.