Visionnaire, créatif, workaholic : les qualificatifs ne manquent pas pour décrire Masahiro Sakurai, le créateur de Super Smash Bros. Un homme dont l’objectif de vie a été de se mettre le joueur casual dans la poche. Avec succès.
Être son propre patron, avoir des horaires flexibles, travailler n’importe où : pas de doute, le statut de travailleur indépendant a quelques avantages pour un bourreau de travail notoire comme Masahiro Sakurai. Il est idéal, même, pour cet homme souhaitant s’émanciper des règles qui régissent le monde de l’entreprise, comme ce satané congé maladie. « J’ai eu quelques problèmes d’estomac pendant le développement [de Super Smash Bros. Ultimate] » raconte-t-il lors d’un entretien accordé au site japonais Nintendo Dream « J’ai été victime d’une ou deux intoxications alimentaires ».
Pour le père de Kirby, le constat est sans appel : c’est une huître entrée en contact avec son plat qui lui a souillé l’estomac. Mais ce jour-là, plutôt que de prendre quelques jours de repos à l’hôpital, Masahiro Sakurai opte pour une solution moins académique : « Je me fais simplement mettre sous perfusion et je vais au travail comme si de rien n'était. » Comme on peut l’imaginer, l’homme n’en est pas à son coup d’essai. En 2013, il souffre d’une tendinite à l’épaule droite pendant les phases de tests de Super Smash Bros. sur 3DS et WiiU, relate Kotaku. La douleur le réveille la nuit, mais Masahiro Sakurai continue de bûcher comme si de rien n’était. « Il faut croire que je travaille dur » s’amuse-t-il. Pour ceux qui connaissent le tempérament du personnage, qui se qualifie d’éternel insatisfait, ce comportement n’a rien d’étonnant. Il a même participé à construire sa légende, lui qui a imaginé Kirby à l’âge de 19 ans et ne s’est jamais ménagé depuis. Même s’il reconnait aujourd’hui quitter le travail à 22h. « Par principe » dit-il et « parce que de nombreuses entreprises n’approuvent pas les heures supplémentaires ». Satané progressisme.
Work hard, play hard
Ce goût du travail, Masahiro Sakurai l’a toujours eu. Peut-être pour convaincre ses parents qu’il avait fait le bon choix en pariant son avenir sur une industrie balbutiante, malgré leur mise en garde. « Ils ne m’ont jamais soutenu activement, il y avait beaucoup d’incertitude et de peur » rembobine-t-il dans les colonnes du Guardian. « Ceci dit, après avoir travaillé sur les jeux Kirby, j’ai remarqué que tout à coup, mes parents avaient des accessoires Kirby dans la maison. » Ou est-ce tout simplement dans sa nature ? Pendant ses études en design industriel, le natif de Tokyo décroche un job à mi-temps pour disposer des fonds nécessaires pour ce qu’il appelle « ses recherches ». Le jeune homme, qui considère chaque jeu comme un « trésor laissé par ses prédécesseurs », passe le plus clair de son temps à jouer à toute sortes de jeux, presque de manière obsessionnelle. Et qu’importe que le concept l’attire ou pas. « Je me suis forcé à tester des jeux que je n’aimais pas, ou qui manquaient d’intérêt. Ça a été très instructif pour moi. » dit-il.
L’épisode de la salle d’arcade
Masahiro Sakurai coche toutes les cases du « try harder » et pourtant, il est devenu dans les années 1990 le principal représentant du joueur casual dans l’industrie. Et c’est un épisode particulier de sa vie qui l’a aidé à forger cette identité, qui le suivra tout au long de sa carrière. Lors d’une interview accordée au Guardian, Masahiro Sakurai raconte avoir eu une révélation dans une salle d’arcades en jouant à King of Fighters 95. « Un jour, j’ai testé King of Fighters et, à cause de la configuration des salles d’arcades au Japon, je ne voyais pas mon adversaire » se remémore-t-il. « J’étais fier de moi car je gagnais, mais il s’est avéré que j’affrontais une débutante, venue à la salle d’arcade pour s’amuser avec son compagnon. À ce moment-là, je me suis dit : ‘Je n’aurais pas dû y aller si fort. Maintenant, ils ne vont plus jamais vouloir rejouer !’. C’est important de penser aux débutants. » Pendant toute sa carrière, Masahiro Sakurai met un point d’honneur à satisfaire le joueur occasionnel à une époque où « les jeux pour les débutants n’existaient pas » estime-t-il lors d’un Iwata Asks. « À l’époque, la difficulté augmentait et les seuls jeux disponibles mettaient vraiment les joueurs en difficulté ». Son premier fait d’armes pour inverser la tendance ? La conception de Kirby Dream’s Land au début des années 1990. Un jeu au cahier des charges simple et précis : tout le monde doit pouvoir le maîtriser et l’apprécier. C’est le jackpot : le titre s’écoule à plusieurs millions d’exemplaires et permet à HAL Laboratory d’éviter la faillite. Kirby, son protagoniste principal, devient l’un des emblèmes de Nintendo. Six ans plus tard, rebelote : Sakurai se lance dans un nouveau projet d’envergure baptisée Dragon King : The Fighting Game, qu’il développe avec Satoru Iwata (qui deviendra président de Nintendo de 2002 jusqu’à sa mort, en 2015, ndlr). À l’époque, Masahiro Sakurai a l’idée d’intégrer les personnages de Nintendo pour se démarquer de la concurrence, et avec cette idée qu’une personne qui n’y connait rien au jeu vidéo pourrait autant en apprécier le contenu qu’un initié lors des dix premières minutes de jeu. Le résultat, tout le monde le connaît : Super Smash Bros. est commercialisé en 1999 et devient l’un des principaux hits de la Nintendo 64.
Une relation compliquée avec l’Esport
Nous sommes en 2019, et la licence Super Smash Bros. est toujours au sommet. Ultimate, dernier volet de la série, s’est déjà écoulé à plusieurs millions d’exemplaires aux quatre coins du globe. La scène esport se développe, et ce malgré le désintérêt affiché de Sakurai, lui qui considère qu’il ne s’agit pas de la seule manière d’apprécier le jeu. Cette position, tout comme celle de Nintendo sur le sujet (qui estime que leurs jeux sont amusants et non compétitifs, ndlr) ne date pas d’hier. En 2018, le père de la série le rappelait dans les colonnes du Washington Post, en parlant de Melee : « Si on se concentre trop sur les joueurs de haut niveau, le jeu penche un peu trop sur le côté technique. La philosophie des compétitions, de faire s'affronter des joueurs pour de l'argent, n'est pas celle de Nintendo, dans la mesure où certains jouent uniquement pour l'argent. Ce n'est pas la direction vers laquelle nous nous dirigeons chez Nintendo. » Mais avec le développement de la scène compétitive, Masahiro Sakurai devra sans doute revoir son jugement. Et draguer, 20 ans après, les joueurs hardcore ?