En 1996, Shigeki Morimoto a la drôle d’idée d’ajouter Mew dans la version débug de Pokémon Vert et Rouge. Une plaisanterie qui aboutira à un téléphone arabe géant, largement responsable du succès de la licence.
C’est un camion de livraison comme on en croise beaucoup. Stationné de manière approximative à quelques mètres de l’Océane, immense paquebot amarré dans la petite bourgade de Carmin-sur-Mer, le pick-up a alimenté de nombreux fantasmes. Pourquoi tant d’engouement pour un élément de décor visiblement dénué de toute forme d’interaction ? La raison est simple : la présence - supposée - de Mew sous l’habitacle. En réalité, il s’agit de l’une des nombreuses légendes urbaines qui circulent à ce moment-là sur le Pokémon légendaire. Dans la cour d’école, chaque gamin a sa théorie. Bouger le camion à l’aide d’un Mewtwo niveau 100 ? Récupérer les clés au Casino de Céladopole ? N’avoir jamais embarqué à bord de l’Océane ? Faux, faux et faux. Mais à une époque où Youtube n’existe pas, où l’accès à Internet est un privilège et où l’information est difficilement vérifiable, cette théorie fantaisiste se transmet via le bouche-à-oreille et permet de faire connaître la licence aux gamins nés dans les nineties.
Un lancement timide
Rappel des faits : nous sommes en février 1996. Game Freak commercialise Pokémon Vert et Pokémon Rouge sur Game Boy. Le titre, développé depuis six ans par le studio fondé par Satoshi Tajiri, propose un concept simple : explorer le monde fictif de Kanto pour capturer et collectionner des petites créatures. Une immense chasse aux insectes, finalement. En interne, on a conscience d’avoir de l’or entre les mains, mais la date de sortie interroge. « En tant que producteur, quand j’ai vu le contenu de Pokémon Rouge et Vert (…) j’étais persuadé qu’il s’agissait d’un événement et que le jeu avait une longueur d’avance sur la concurrence » se rappelle Tsunekazu Ishihara au cours d’un Iwata Asks. « Mais j’ai eu de sérieuses inquiétudes à cause du choix de la date de sortie. » Autre point d’interrogation : la plateforme choisie, considérée sur le déclin au milieu des années 1990. « Quand on racontait à nos amis qu’on travaillait sur un jeu Game Boy à nos amis dans l’industrie, ils répondaient souvent : ‘Vraiment ? Ça ne se vendra pas très bien, tu ne crois pas ?’ » explique Junichi Masuda, compositeur des musiques de la série, à Polygon. Les premières semaines, Pokémon peine à atteindre le top 10 des ventes hebdomadaires au Japon. Personne ne peut affirmer que la série deviendra un phénomène mondial.
Le jour où tout a basculé
Mais qu’est-ce qui a inversé la tendance ? Selon Tsunekazu Ishihara, devenu président de The Pokémon Company en 2001, de nombreux éléments ont augmenté la notoriété de la licence : le bouche-à-oreille, les collaborations avec CoroCoro Comic (mensuel très populaire au Japon, ndlr) mais aussi la présence de Mew dans le jeu. Un Pokémon incorporé par Shigeki Morimoto juste avant la fin du développement, pour faire une blague. « La cartouche était pleine. Puis les fonctionnalités de débug ont été supprimées de la version finale du jeu, créant un minuscule espace libre de 300 octets. On s'est dit qu'on pourrait mettre Mew là-dedans. Ce que nous avons fait serait impensable de nos jours. » rappelle le développeur. En interne, tout le monde est emballé par la blague. Même Satoshi Tajiri, qui affirmera que l’idée était prévue depuis le départ dans le magazine TIME. En réalité, ce Pokémon n’aurait jamais dû être dévoilé au public : « À cause d'un bug imprévu, Mew a fini par apparaître dans les jeux de certains joueurs. On aurait dit qu'on avait tout planifié, mais ce n'était pas le cas. Même si ce bug a causé toutes sortes de problèmes, il a heureusement fini par avoir un effet positif. » Au printemps 1996, la rumeur de la présence de Mew dans le jeu se répand aux quatre coins du pays. Pour surfer sur la vague, les créateurs lancent la « Legendary Pokemon Offer », un concours permettant à quelques joueurs de récupérer Mew dans leur cartouche. Plus de 78 000 personnes tenteront leur chance.
Ce qui nous ramène à ce fameux hoax de Carmin-sur-Mer. Pour le gamin lambda, qui a lâché une larme quand Pikachu a tenté de ranimer Sacha dans « Pokémon, le film : Mewtwo contre-attaque », et qui charbonne de Bourg-Palette à Lavanville pour constituer l’équipe idéale, capturer Mew devient un moyen de se différencier. Tout comme le fait d’attraper MissingNo, le fameux « Pokémon bug » qu’on pouvait trouver en surfant sur les rives de Cramois’île après avoir discuté avec le vieillard de Jadielle. Ce gamin lambda devient le détenteur d’une information rare, que personne ne peut vérifier, à une époque où il est impossible de clore un débat en dégainant son smartphone et Wikipedia. Car oui, dans un monde où l’on s’en remet aux six chaines hertziennes pour s’adonner au fact checking - un média où le jeu vidéo est peu traité - seuls les plus informés (où ceux qui ont convaincu leurs parents de lâcher un billet pour acheter l’Action Replay) peuvent profiter d’un Pokémon comme Mew. Et, par extension, se la raconter devant les copains. Ce phénomène, Satoshi Tajiri l’a bien identifié et permet d’expliquer, selon lui, la popularité de sa série : « Quand on vous offre votre premier vélo pendant l’enfance, vous voulez aller là où personne n’est jamais allé. C’est la même chose dans Pokémon. Tout le monde partage la même expérience, mais tout le monde veut vivre quelque chose unique. Et [dans Pokémon] vous pouvez le faire. » Bref, on n’a pas la même équipe de Pokémon, mais on a la même passion.