Pour concurrencer Fortnite sur son propre terrain, EA a parié sur une campagne marketing sortant des schémas classiques. Sans bande-annonce, ni campagne de publicité. Retour sur le jour où Epic Games a tremblé.
La liste est longue : Realm Royale, Radical Heights ou, dans une moindre mesure, Call of Duty : Blackout. Les moyens financiers n’étaient pas les mêmes, les stratégies non plus (Blackout n’étant qu’un mode du dernier opus de Black Ops 4, ndlr), mais tous avaient la même ambition : détrôner Fortnite, qui règne sur le marché du battle royale depuis bientôt deux ans. Mais pour des raisons diverses, tous ont échoué dans leur conquête, malgré un lancement souvent réussi sur un marché de plus en plus bouché. « You come at the king, you best not miss » (si tu t’attaques au roi, ne te loupe pas) répétait Omar Little, célèbre braqueur de la série The Wire. Dans l’industrie du jeu vidéo, l’histoire lui donne raison. Qui peut prétendre avoir détrôné World of Warcraft ou League of Legends ? Dans ces secteurs devenus ultra-concurrentiels, un prétendant doit disposer d’arguments assez solides pour convaincre un joueur ayant investi temps, énergie et oseille chez la concurrence. En résumé : proposer un concept fort, de la nouveauté dans le gameplay et de l’accessibilité. Rien que ça. Le seul développeur ayant eu ce combo gagnant entre les doigts - et qui s’est bien caché de l’annoncer - s’appelle Respawn Entertainement. En février dernier, Apex Legends - battle royale free-to-play se basant sur l’univers de Titanfall - est devenu le premier concurrent sérieux de Fortnite. Et ça, personne ne l’avait vu venir. Pas même EA, son éditeur.
Un développement secret
Nous sommes le 8 février 2019. Apex Legends est disponible depuis 72h et, déjà, le communiqué est lâché à toutes les rédactions. Le titre a séduit plus de 10 millions de joueurs, et truste la première place sur Twitch. Vince Zampella, directeur général de Respawn Entertainment, a du mal à contenir son enthousiasme. « Nous savions qu'il serait risqué d'aller dans cette direction, de rendre le jeu gratuit et de faire un lancement surprise » écrit-il. « Mais nous sommes tombés amoureux d'Apex Legends et nous espérions que vous l'aimeriez aussi ». Dans la presse, spécialisée ou non, les articles pleuvent. Quel est cet OVNI dont personne n’a jamais entendu parler, et qui n’a été présenté officiellement que quelques jours plus tôt ? Il y a bien eu des rumeurs autour du développement d’un nouvel opus de Titanfall, mais jamais l’idée d’un battle royale n’a été évoquée par les pontes d’EA. Surtout, l’éditeur a prévu d’incorporer un mode similaire dans Battlefield V (Firestom - disponible depuis le 25 mars dernier, ndlr) son autre licence-phare et se tire donc potentiellement une balle dans le pied. Pourtant, le coup est prévu de longue date. « Quand PUBG a commencé à exploser en 2017, nous avons compris qu’il ne s’agissait pas simplement d’un nouveau mode, mais d’un nouveau genre. » explique Drew McCoy, producteur du titre. À l’époque, le studio abandonne son projet de sequel et s’attaque à un nouveau concept, qui mêle les mécaniques classiques du battle royale à celles du hero shooter, dont Overwatch est le plus digne représentant. Un potentiel hit, donc, mais sans titans.
Le Choix de Raison
Mais alors, pourquoi avoir privilégié la discrétion ? « On voulait que le jeu parle de lui-même » précise le producteur à Eurogamer. Selon lui, Respawn Entertainment n’a aucune chance de convaincre le grand public en investissant dans une campagne marketing à plusieurs chiffres. Pour deux raisons : le scepticisme d’une partie de la communauté, qui estime que le marché est bouché, et le rachat du studio par EA, dans l’oeil du cyclone depuis la polémique autour de Battlefront II. « Nous faisons un jeu gratuit, avec des loot boxes, après avoir été achetés par EA, et ce n'est pas Titanfall 3. Tous les ingrédients sont réunis pour que le plan marketing tourne mal, alors pourquoi le faire ? Sortons le jeu et laissons les joueurs juger ». Pour convaincre l’éditeur de sortir de sa stratégie de communication classique, l’homme a dû batailler en interne. « L’entreprise ne se base que sur ses données antérieures et n’a jamais rien fait de tel auparavant (…) pour ce jeu nous avons dû dire : ‘c’est ce que nous voulons faire, aidez-nous à y parvenir’. »
Boss du « Twitch Game »
Pour faire grimper la hype, EA change son fusil d’épaule et se tourne vers les personnalités les plus bankables de l’industrie : les streamers. Le jour du lancement, la plupart des gros poissons du « Twitch Game » délaissent temporairement Fortnite pour Apex Legends. Et ça n’a rien d’un hasard, même si le titre a de nombreux arguments pour les convaincre. Selon l’agence de presse Reuters, Tyler « Ninja » Blevins, personnalité la plus suivie sur Twitch, aurait été payée grassement pour promouvoir Apex Legends lors du lancement. Un million de dollars, selon la source. Et il n’est pas le seul : Michael « Shroud » Grzesiek, Herschel « Dr DisRespect » Beahm IV et d’autres ont été sollicités. Le but : faire du lancement d’Apex Legends un événement, et laisser entendre que le jeu est validé par les personnalités les plus respectées de la communauté. Là encore, Respawn a été plus malin que le voisin, en utilisant les mêmes armes qu’Epic Games. Certains signes ne trompent pas : le 16 février, le studio de Tim Sweeney annonçait que 10,7 millions de joueurs s’étaient connectés en simultané pour assister au concert de Marshmello. Une manière de rappeler qu’il ne faut pas l’enterrer trop vite. Pour Respawn Entertainment, la belle histoire aurait pu s’arrêter là. Mais un mois après le lancement, plus de 50 millions de joueurs s’étaient connectés au jeu. Grâce à un système de ping bien conçu, une mécanique de réapparition unique en son genre et un gameplay permettant une immense marge de progression. De nombreux facteurs incitant le joueur lambda à revenir. C’est un fait : Apex Legends n’a pas convaincu les joueurs uniquement grâce au marketing, mais bien grâce son gameplay. Même si le titre est en perte de vitesse, ça ne fait aucun doute : il restera le premier concurrent sérieux de Fortnite depuis son avènement. Sera-t-il le seul ?